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Tribune : la crise malienne, c’est aussi une crise de la pensée ou de la pensée appliquée ?

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Chercheur à l’Observatoire sur la Prévention et la Gestion des Crises et Conflits au Sahel, Ibrahima Harane Diallo se demande dans cette tribune si la crise malienne n’est pas aussi une crise de la pensée ou de la pensée appliquée. Avant de lancer un plaidoyer auprès des décideurs et responsables politiques pour qu’ils prêtent plus d’attention au monde de la recherche, notamment, endogène.

Avant de trouver les pistes de réponse par rapport à la question posée, j’estime pertinent de procéder, préalablement, par une analyse sémantique ou conceptuelle pour permettre de mieux appréhender la nature du système conflictuel auquel le Mali fait face depuis 2012.

La qualification de la crise s’impose à partir du moment où, il a été constaté une inexactitude en matière du qualificatif utilisé dans certaines littératures décrivant la situation sécuritaire du Mali. Ce constat est le même en ce qui concerne les discours de certains intellectuels à travers des débats ou d’autres interventions publiques. C’est pourquoi j’estime qu’il est important dans un premier temps de corriger la confusion conceptuelle dans cet article qui se veut être une contribution à l’étude des conflits armés en Afrique francophone.

Pas de guerre au Mali

De prime abord, le Mali n’est pas en guerre. Il n’y a pas de guerre au Mali, mais plutôt un conflit armé. Ces deux terminologies sont différentes à plusieurs égards tant du point de vue de la nature des belligérants, c’est-à-dire les acteurs aux conflits que le mode opératoire utilisé par les parties aux conflits ou encore des considérations juridiques au regard, notamment, du droit international. Les conventions de Genève d’août 1949, l’article 3 commun aux conventions et leurs protocoles additionnels de juillet 1977[1], textes de référence mondiale, aujourd’hui, en milieu conflictuel eux-mêmes ont connu une évolution et une réadaptation régulière au cours de l’histoire pour être en phase avec les contextes conflictuels dans lesquels ils s’appliquent selon que le contexte soit celui de guerre ou encore des conflits armés.

On parle de guerre lorsque le champ conflictuel est animé par les forces armées et de défense des États indépendants. Ce type de conflictualité a opposé de nombreux pays dans la décennie 1990. Il s’agit, notamment, du conflit ayant opposé le Nigeria au Cameroun[2]. Quant à l’État du Mali, il a aussi connu une guerre l’ayant opposé à l’État du Burkina Faso à deux reprises d’ailleurs, en 1974 et en 1985[3]. Cependant, on parle de conflits armés lorsque la violence est portée par des groupes armés rivaux organisés sur un territoire national donné ou encore lorsque les affrontements opposent les éléments d’un groupe armé organisé aux éléments des forces de défense et de sécurité d’un État. La situation du Mali relève de ce dernier cas de figure qui est la situation opposant les forces de défense d’un État aux éléments d’un ou des groupes armés organisés.

Crise de la pensée ?

Cette équivoque ayant été levée, il est important de noter que, de l’avis de certains acteurs de l’espace public, la crise malienne est aussi une crise de la pensée[4] dans la mesure où il y aurait un déficit sérieux en matière de travaux scientifiques dans bien de domaines. D’autres vont très loin en estimant que la crise perdure ou n’a pas eu des réponses appropriées depuis 2012 parce qu’il y aurait un déficit de réflexion. Après un diagnostic rigoureux de la situation, il ressort que des nombreuses publications ou productions scientifiques ont été faites sur la crise. Des contributions majeures sur l’analyse de la situation sécuritaire du pays assorties des recommandations font flores. Le problème apparait comme n’existant pas, fondamentalement, au niveau des productions scientifiques. Il se trouve plutôt au niveau de la valorisation de l’expertise endogène, l’exploitation du savoir local en matière de gestion des crises.

En effet, la culture de la pensée appliquée est moins développée au Mali. Sous l’égide du Ministère de la Sécurité et de la Protection civile, le Gouvernement du Mali a organisé en 2005 les États généraux de la sécurité. Des recommandations pertinentes sont issues de cette rencontre dont l’élaboration d’une politique nationale de sécurité adoptée depuis 2010, qui n’a pas encore son décret d’application. Le dossier serait toujours au ministère de la Sécurité et de la Protection civile[5]. Cette réalité est dans une certaine mesure celle des nombreux pays d’Afrique au Sud du Sahara. Certains observateurs mettent l’accent sur deux aspects pour l’expliquer. Il s’agit d’une part d’un système de complexe face aux productions locales et d’autre part d’un déficit de neutralité, de la distanciation critique des chercheurs.

Illustration par le cas Wade

On se rappelle encore du cas Wade. Lors de la crise politique au Sénégal, liée notamment à la question de la légalité de la candidature du président Abdoulaye Wade à l’élection présidentielle de 2012, de nombreuses réflexions produites par des universitaires et chercheurs sénégalais étaient disponibles. Le constat : Abdoulaye Wade ou le camp présidentiel les considérait, tout simplement, comme étant des analyses d’adversaires politiques ou idéologiques. Dans le même sillage, le président Wade avait, par conséquent, fait recours aux avis d’un collège d’experts des pays étrangers invités à Dakar dont le brillant avocat et homme politique Me Mountaga Tall du Mali[6]. Cette méfiance des tenants du pouvoir envers le savoir appliqué pose en même temps toute la problématique de la distanciation axiologique ou de la neutralité des productions.

En définitive, la crise malienne est aussi plus une crise de la pensée appliquée qu’une crise de la pensée et surtout dans la mesure où, généralement, le premier aspect conditionne, toutefois, le deuxième. Le paradigme actuel du développement est que l’avenir appartient aux seules sociétés de savoir. Autrement dit, toute société qui ne s’investit pas dans la science est appelée à disparaitre. Les responsables politiques doivent davantage prendre les dispositions pour non, seulement, prêter plus d’attention au monde de la recherche, notamment, endogène, mais aussi doter les structures de recherche publiques comme privées des moyens adéquats pour qu’elles soient en mesure de faire des productions de qualité afin de mieux servir les problématiques sécuritaires, économiques ou stratégiques qui se posent avec acuité à nos sociétés politiques.


  • Ibrahima Harane Diallo est Journaliste-Politologue, Chercheur à l’Observatoire sur la Prévention et la Gestion des Crises et Conflits au Sahel. Adresse e-mail : diaharane1987@gmail.com.

[1] Ces conventions englobent le droit dans la guerre, différent du droit à la guerre, selon Élisabeth Sogoba, CICR-Mali lors d’une séance de diffusion à l’Université Bazo, Sotuba, juin 2022.

[2] La guerre pour le contrôle de la péninsule de Bakassi, en 1993. Cette guerre a été résolue sur la base d’un arrêt de la Cour internationale de justice en 2022.

[3] Guerre de la bande d’Agacher, aussi appelée guerre de Noel.

[4] Moussa Mara, 8 aout 2019, la tribune.

[5] Konaté Mariame Sidibé, synthèse des études sur les défis locaux en matière de sécurité dans les régions de Kayes, Mopti et Gao, CERM, 2021.

[6] Mountaga Tall est également un acteur majeur du mouvement démocratique. Un mouvement politique ayant été à la base de l’avènement de la démocratie au Mali en 1991-1992.

3 comments

Kalifa Sekou TRAORE 19 juillet 2022 - 11 h 03 min

Je trouve très intéressant cet organe de presse.
Félicitations.

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Sahel Tribune 19 juillet 2022 - 15 h 57 min

Nous vous remercions infiniment.

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Sahel Tribune 12 août 2022 - 13 h 49 min

Tout le plaisir est pour nous.

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