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Liberté et morale en temps de crise : une leçon de Simone de Beauvoir

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Mélissa Fox-Muraton, Groupe ESC Clermont

Les derniers mois ont été marqués par plusieurs phénomènes inédits : un confinement simultané de plus de la moitié de la population mondiale en raison de la pandémie de Covid-19, et une mobilisation mondiale contre toutes les formes de discrimination et de racisme, après le meurtre brutal de George Floyd aux États-Unis. Y aurait-il un lien entre ces événements ? Les privations imposées à nos libertés pendant le confinement ont-elles permis une prise de conscience des inégalités et injustices inhérentes à nos sociétés ? Une nouvelle conscience morale ?

Nous proposons d’examiner cette question à la lumière de la morale existentialiste de Simone de Beauvoir, autrice de (Pour une morale de l’ambiguïté), qui dans l’immédiat après-guerre proposa une éthique mettant en avant l’incertitude et l’ambiguïté de la condition humaine comme fondement d’une nouvelle éthique basée sur la lutte pour la liberté de tous. Son œuvre est une ressource pour puiser « la force de vivre et des raisons d’agir » dans la conscience de notre condition et des liens qui nous relient aux autres.

De la vulnérabilité à l’engagement

Les épidémies, comme les guerres et les situations d’extrême urgence sont des événements qui bouleversent radicalement la vie collective et individuelle, nous mettant face à notre vulnérabilité, notre impuissance et nos inévitables échecs moraux.

En temps de crise, des vies et des libertés sont perdues, nous ne pouvons pas sauver tout le monde, nous ne pouvons pas respecter l’ensemble de nos valeurs. Nous devons renoncer à certaines de nos libertés, voire à certains de nos principes moraux les plus fondamentaux. Nous nous trouvons confrontés à des dilemmes insolubles, et ainsi à une conscience aiguë de l’ambiguïté de notre condition : nous croyions pouvoir décider de notre vie, nous nous rendons subitement compte que des événements externes peuvent anéantir l’ensemble de nos projets.

Il y a de quoi succomber au désespoir. Beauvoir nous rappelle cependant que cette conscience de l’ambiguïté de notre existence, et de sa vulnérabilité, peut et doit être le point de départ pour une nouvelle manière de penser la morale, qui met la valeur de la liberté humaine au centre de nos préoccupations. Lorsque les circonstances extérieures (économiques, sociales ou politiques) pèsent sur nous, il est facile de tomber dans la résignation et de fuir notre responsabilité. Une vie pleinement morale, cependant, doit être une existence authentiquement assumée – ou comme le disait Kierkegaard, une existence dans laquelle nous nous voyons comme concernés par le sort des autres et le monde qui nous entoure. Ou encore comme le dit Beauvoir : « L’homme ne peut trouver que dans l’existence des autres hommes une justification de sa propre existence. »

Or, la période de confinement a certes été l’occasion d’une privation de liberté, mais elle a également été l’opportunité de voir se développer de nouvelles solidarités et des mobilisations exceptionnelles. Celle qui se poursuit aujourd’hui contre le racisme et la discrimination est encore une preuve que nous ne pouvons et ne devons pas nous soucier uniquement de nous-mêmes, et que les vulnérabilités individuelles et les injustices sociales sont le problème de tous.

Penser la liberté pour se soucier d’autrui

Aujourd’hui, nos portes et nos frontières commencent lentement à rouvrir ; plus de la moitié de la population mondiale s’est trouvée ou se trouve encore en confinement, coupée de l’espace public et des autres. Cette situation a révélé de nombreuses inégalités, et en a créé de nouvelles ; pour la première fois depuis sa création, l’indice de développement humain est en baisse, avec 265 millions de personnes qui risquent de faire face à une crise alimentaire majeure, des pertes d’emplois et de revenus, et un recul de l’accès à l’éducation.

Dans certains pays, le confinement aura été un prétexte pour réprimer les oppositions politiques, dans d’autres – comme en Inde – il a provoqué des exodes de masse. Et dans d’autres encore, comme aux États-Unis, il a révélé au grand jour les inégalités sociales en matière de conditions de vie et d’accès aux soins.

Dans un tel contexte, la question de la valeur de la liberté individuelle devient d’autant plus importante. Comment préserver notre liberté, alors même que nous savons devoir faire des sacrifices pour le bien public ? Comment lutter pour la liberté des autres, alors que la nôtre est déjà mise à mal ?

Cependant, c’est précisément dans ces moments d’impuissance, Beauvoir nous le rappelle, que nous prenons conscience du fait que notre liberté ne peut jamais valablement s’accomplir dans l’isolement. Penser notre liberté, c’est aussi reconnaître que nos vies et nos possibilités sont inextricablement liées à celles de tous les autres. Si cette dépendance peut nous effrayer, parce qu’elle est synonyme de fragilité, c’est aussi l’occasion de développer une autre manière de penser la communauté comme une « pluralité des hommes concrets, singuliers » dans leur diversité.

C’est aujourd’hui que nous agissons

« Aujourd’hui […] nous avons bien du mal à vivre, parce que nous sommes trop appliqués à déjouer la mort, » écrivait Simone de Beauvoir en 1947. Cette affirmation vaut tout autant à l’heure actuelle, même si la situation n’a rien de comparable avec l’horreur de la Seconde Guerre mondiale et des camps de la mort.

Aujourd’hui comme alors, cependant, il est nécessaire de mobiliser nos ressources pour sauver des vies et conditions de vie, et de lutter pour la dignité de la vie humaine. Aujourd’hui comme alors, les iniquités de quelques-uns et l’indifférence ou l’inaction de la majorité créent les conditions qui permettent à la haine et la discrimination de proliférer.

Face à cette situation, l’éthique semble mise à mal. Dans un tel contexte, il peut nous sembler que nos choix sont limités ; nous devons faire des sacrifices, accepter des compromis. Nous constatons de plus en plus les inégalités entre les plus favorisés et les plus défavorisés au sein de notre société, entre les privilégiés et les laissés pour compte.

Cette situation nous renvoie à notre impuissance, et la tentation peut être grande de jeter l’éponge et de déclarer forfait. Le message de Beauvoir est cependant tout autre : quel que soit le contexte, aussi impossible, semble-t-il, c’est aujourd’hui que nous vivons et agissons, ce sont nos décisions et nos actions actuelles qui détermineront le monde de demain. Il ne faut pas attendre des jours meilleurs, la paix ou l’accalmie, pour lutter pour le monde que nous voulons voir advenir. Ce sont nos choix et actions à chaque moment qui déterminent le cours de l’histoire.

En insistant sur le fait que notre liberté dépend de celle de tous les autres, elle souligne également que notre tâche doit être de lutter pour réduire les inégalités et mettre fin à des situations qui empêchent les autres de faire des choix libres. L’éthique, selon Beauvoir, ne peut jamais avoir de sens dans un contexte de repli sur soi.

Vulnérabilité et espoir

Mais comment agir et choisir alors que notre champ d’action est si limité ? Ce fut aussi la question pour Beauvoir, en temps de guerre, où même respirer pouvait devenir une forme de collaboration coupable (lorsque ne pas résister contre l’oppression équivaut à perpétuer des systèmes inacceptables). Bien de choses ne dépendent pas de nous, c’est cette conscience profonde qui est au cœur de la morale existentialiste.

Mais ce qui dépend toujours de notre pouvoir, c’est la manière dont nous nous engageons concrètement dans nos rapports aux autres. Comme Beauvoir nous le rappelle, « il est facile de s’endormir au malheur d’autrui et de le compter pour peu », surtout lorsque nos propres vies ou intérêts sont en jeu.

Aujourd’hui, la revendication de liberté résonne dans toutes les bouches, mais encore faut-il bien déterminer pour quelle liberté nous voulons lutter. Certains y font appel pour décrier le port du masque ou manifestent contre les mesures de prophylaxie – illustrant une dangereuse tendance à objectifier la valeur de la vie humaine, et à privilégier des considérations individuelles au bien collectif. Mais en même temps, la très forte mobilisation contre la discrimination, portée largement par des personnes qui n’ont jamais manifesté et ne s’étaient jamais considérées comme concernées jusqu’alors, par « les privilégiés » comme le disent certains (suivant la formule de Beauvoir), montre une autre tendance moderne : celle de la revendication d’une vraie liberté pour tous, celle qui vise à garantir des conditions de vie dignes et équitables.

Si la guerre, la maladie et la mort nous rappellent que nous sommes bien peu de choses dans ce vaste monde, que nos existences sont vulnérables et nos choix limités, Beauvoir nous invite à comprendre que cette reconnaissance même est la source d’une nouvelle prise de conscience de la valeur de notre existence et de celle des autres. Tirant les leçons des horreurs de la guerre, Beauvoir nous lance un message d’espoir pour notre époque :

« [C’]est parce qu’il y a un vrai danger, de vrais échecs, une vraie damnation terrestre, que les mots de victoire, de sagesse ou de joie ont un sens. Rien n’est décidé d’avance et c’est parce que l’homme a quelque chose à perdre et qu’il peut perdre qu’il peut aussi gagner. »

Aujourd’hui, nous avons tous hâte de sortir de la crise, de retrouver notre « liberté » et la « vie normale ». N’oublions cependant pas dans cette précipitation les leçons de Simone de Beauvoir et celles de nos expériences collectives des derniers mois : notre liberté ne peut jamais être garantie que si nous travaillons également pour la liberté de tous, et ce travail passe par les choix et les actions concrètes de chacun.

Mélissa Fox-Muraton, Professeur de Philosophie, Groupe ESC Clermont

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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