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Gouvernance démocratique : une lecture poppérienne de la nécessaire complicité entre citoyens et gouvernants

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Les crises multidimensionnelles que traversent plusieurs pays démocratiques, notamment ceux du sahel, exigent un travail de réflexion qui nous amène à interroger de grandes figures de l’histoire de la pensée mondiale. Dans sa conception politique, Karl Popper, philosophe anglais du 20e siècle, pose des critères pour une bonne gouvernance démocratique.

Popper opte pour une conception « prudentielle de l’action gouvernementale », pour parler comme Jean Baudouin. Ainsi, l’art politique ne doit pas consister à faire un plan global et se battre pour la réalisation des idées fixées, mais plutôt «  Tout art politique consiste dans ce que Popper appelle le ‘’raccommodage fragmentaire’’, c’est-à-dire cette multitude de ‘’ petits réglages’’ grâce auxquels les techniciens politiques parviennent à corriger les trajectoires et à gérer convenablement la société[1]. »  Cela invite à plus d’actions sur les maux réels dont souffre le peuple, ici et maintenant, au lieu de se laisser emporter par des prophéties qui, pour la plupart seront contredites demain.

Dans le cas du Mali, voire du Sahel où une crise sécuritaire sans précédent règne, avec comme conséquence la famine, le manque d’éducation, le taux de chômage qui va crescendo, la mauvaise gouvernance, il est urgent de travailler à la résolution de ces maux, un à un. Des maux qui constituent les réalités dont souffre le people au quotidien.

 « Ne laissez pas vos rêves d’un monde magnifique vous détourner des revendications des hommes qui souffrent ici et maintenant. Nos semblables ont droit à notre aide ; aucune génération ne doit être sacrifiée pour les générations futures, pour un idéal de bonheur qui ne se réalisera peut-être jamais[2] », nous prévient Popper. En empruntant cette voie, nous serons surpris d’apprendre l’interdépendance qui existe entre les problèmes d’une nation. Cette interdépendance est d’ailleurs mise en exergue par les Nations Unies dans son rapport d’évaluation 2019, sur la mise en œuvre des Objectifs du développement durable (ODD) : « Les problèmes sont interdépendants et les solutions à la pauvreté, aux inégalités, aux changements climatiques et aux autres problèmes mondiaux sont également dépendantes les unes des autres[3]»

Ce philosophe ne partage pas l’usage de la violence comme moyen pour obtenir la résolution des problèmes. Il propose un dialogue sincère, même s’il reconnaît que ce dialogue a également des limites.

La violence n’est pas totalement mauvaise en soi, mais elle doit être privilégiée uniquement lorsque le principe démocratique est violé. Ainsi, nous usons de la violence pour passer de la tyrannie à la démocratie ou tout simplement lorsque l’existence de la démocratie se trouve menacée.

Par démocratie, il entend un ensemble d’institutions permettant aux gouvernés d’obtenir des changements de gouvernants d’apporter des réformes sans bain de sang. C’est dans ce contexte qu’il explique : « […] Je ne veux pas dire par là [démocratie], de façon vague, le « gouvernement du peuple » ou de la majorité, mais un ensemble d’institutions permettant aux gouvernés de contrôler et de révoquer leur dirigeant, en leur donnant les moyens de faire réaliser pacifiquement des réformes, même contre le gré de ces derniers[4]. » La violence se justifie lorsque la constitution ou les règles démocratiques sont menacées. Les citoyens ont tout le droit et le devoir d’éviter la tyrannie. Cela montre à suffisance que la violence est souvent nécessaire. Pour cet auteur anglais, c’est uniquement lorsque nous sentons une menace contre le « meilleur monde ».

Cette position est d’une nécessité absolue pour le monde d’aujourd’hui. Elle donne à réfléchir sur le contexte actuel de la plupart des pays du sahel, victimes d’insécurité qui leur ôte le plein exercice de leur démocratie. À s’en tenir à cette conception pacifiste, nous pourrons suggérer, comme voie de sortie de crise, l’usage de la force contre les terroristes, voire des bandits armés qui ne respirent que de la tuerie des innocents : enfants, femmes, hommes sans défense. Or ce philosophe, dans son rationalisme, a pratiquement tout prévu. D’après sa philosophie, il est impossible de discuter avec des individus qui ne sont prêts qu’à nous tuer. Sinon, tant que l’adversaire est disposé à dialoguer, la violence n’a aucune nécessité. Or, jusque-là, rien ne prouve que, dans la situation notamment du Mali, les terroristes soient disposés à cette discussion rationnelle.

Il convient de comprendre que l’usage de la violence n’est pas totalement exclut : « Je ne suis pas systématiquement contre toute révolution violente. Comme les penseurs chrétiens du moyen-âge et de la renaissance qui admettaient la tyrannicide, j’estime qu’une pareille révolution peut se justifier[5]. »  

Toutefois, dans un régime démocratique, le Britannique invite à une citoyenneté active. Les citoyens doivent jouer un rôle de contrôle sans faille des dirigeants. Ce contrôle est nécessaire à ses yeux, dans la mesure où il comprend que l’exercice du pouvoir peut corrompre même l’homme le plus vertueux, si on l’abandonnait à ses caprices.

Popper recommande de multiplier une coopération sincère entre les dirigeants et les dirigés. Dans cette coopération, le peuple doit avoir un rôle de contrôleur et le chef d’État un rôle de pédagogue. Cette conception poppérienne vise essentiellement la souveraineté du peuple entendu par des citoyens veilleurs. Les institutions doivent avoir pour rôle fondamental d’assurer le bon exercice du pouvoir, en permettant d’empêcher les mauvais dirigeants de s’en emparer, ou de diriger selon leur propre instinct. Elles doivent permettre aussi de remplacer les mauvais dirigeants, sans aucune « effusion de sang ». Cela n’est possible que si le peuple est un vrai acteur politique, c’est-à-dire impliquer dans la gestion du pouvoir.

Par ailleurs, Popper prône la construction sociale qui consiste à changer la société, à agir sur son destin, à savoir que nous ne dépendons pas du passé, de notre histoire, mais plutôt que tout est notre œuvre. Les institutions peuvent être l’objet de changement, de modification volontaire en vue de mettre en place des voies et moyens pour assurer leur contrôle, ou les modifier afin de les rendre de plus en plus efficaces. « […] Nous, les citoyens des démocraties occidentales, vivons dans un ordre social qui est meilleur (parce que plus favorable, disposé à la réforme) et plus juste que tout autre dans l’histoire enregistrée. D’autres améliorations sont de la plus grande urgence. [6]» Ce passage tiré de son livre « À la recherche d’un meilleur monde » est assez illustratif. L’ingénieure sociale ou le technologue étudie les institutions afin de les rendre plus efficaces. C’est ainsi que Popper pense qu’« En somme, l’ingénieur social ou le technologue a une vision rationnelle des institutions et a tendance à les considérer comme des moyens appropriés à certains fins. »

Sur la question des institutions, il ne badine pas avec la modification des constitutions. Ce travail doit être bien pris au sérieux. « Les constitutions ne doivent pas être modifiée à la légère, mais il est bon d’en discuter de façon critique, ne serait-ce que pour que nous restions conscients de leur importance [7]», explique-t-il.

Ces avertissements sont d’une importance capitale pour tous les États démocratiques africains, dans lesquels il est fréquent d’assister à des conflits liés à ces questions de révision constitutionnelle, d’institutions, d’exercice du pouvoir politique.

À travers cette lecture poppérienne du pouvoir démocratique, nous comprenons l’existence d’une complicité entre les citoyens et les gouvernants dans la gouvernance de la nation. Chacun a un rôle prépondérant à jouer pour le bon fonctionnement de l’appareil d’État. Une fois que l’un des chaînons venait à manquer, c’est le chaos.

Fousseni Togola


[1] Jean Baudouin, Karl Popper, PUF, Paris, 1989, p. 109.

[2] Karl Popper, Conjectures et réfutations : la croissance de la connaissance scientifique, Op.cit., p. 361.

[3] Nations unies, « Rapport sur les objectifs de développement durable », New York, 2019, p. 3.

[4]Jean Beaudouin, Karl Popper, Op.cit., p. 103.

[5]Idem.

[6] Karl Popper, A la recherche d’un monde meilleur : essais et conférences de trente ans, Op.cit., p. 13.

[7] Karl Popper, Toute vie est résolution de problème, Routledge, London, (traduit de l’anglais en français par moi pour mon propre usage à travers Reverso en ligne), 1999, p. 94.

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