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Les religieux sont-ils en train de prendre le pouvoir au Mali ?

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Boubacar Haidara, Université Bordeaux Montaigne and Lamine Savane, Université de Montpellier

De nombreux observateurs des dynamiques politiques maliennes se demandent aujourd’hui si les religieux sont en train de prendre le pouvoir dans le pays. En effet, le 5 juin et le 19 juin 2020, à l’appel de trois organisations – la Coordination des mouvements et associations sympathisants de l’Imam Mahmoud Dicko (CMAS) ; le mouvement Espoir Mali koura (EMK) ; et le Front pour la sauvegarde de la démocratie (FSD) –, plusieurs milliers de Maliens ont convergé vers la Place de l’Indépendance à Bamako pour réclamer la démission du président Ibrahim Boubacar Keïta. Si les deux dernières organisations sont explicitement politiques, la première est un mouvement à dimension religieuse, notamment islamique.

Une alliance hétéroclite à visée commune

La CMAS, mise en place en septembre 2019, s’appuie sur une rhétorique de dénonciation par l’imam de la « gouvernance catastrophique » du pays. Ce qui laisse penser qu’elle constitue un outil de combat contre la corruption et contre des politiques qui auraient trahi le peuple malien.

L’imam Mahmoud Dicko a fondé sa notoriété en tant que président du Haut Conseil Islamique du Mali (2008-2019), à travers les différentes luttes politiques qu’il a menées dans ce cadre. Il s’est illustré par son combat contre le Code de la famille entre 2009 et 2011 ; son implication dans la résolution de la crise depuis 2012 ; son rôle dans l’élection présidentielle de 2013 ; son opposition à l’éducation sexuelle en 2019, etc. L’imam a bien compris que sa seule force repose sur sa capacité à mobiliser les populations. D’où cette structure qui lui offre une plate-forme pour poursuivre ses combats et continuer de peser sur la scène politique nationale.

Étant donné la méfiance des populations maliennes à l’égard du politique, les religieux apparaissent comme des responsables en lesquels les citoyens peuvent encore avoir confiance, et les seuls en mesure de les mobiliser. L’opposition politique – en l’occurrence l’EMK, et le FSD qui est une coalition de partis de l’opposition – semble avoir très bien intégré ce constat en s’alliant avec le mouvement de l’imam. C’est ensemble, et sous le leadership de Mahmoud Dicko, qu’ils ont appelé, avec succès, les Maliens à sortir massivement dans la rue et à demander la démission du président de la République.

Les différents leaders de la manifestation – dont d’anciens ministres de l’actuel président et le militant anti-corruption libéré récemment Clément Dembélé – se sont succédé au pupitre du podium pour lancer à tour de rôle leurs diatribes.

L’ampleur des mobilisations que l’imam initie fait de lui, sans conteste, le premier opposant politique au Mali. La coalition hétéroclite à l’origine des manifestations s’est transformée en Mouvement du 5 juin–Rassemblement des Forces patriotiques (M5-RFP), qui rassemble désormais une pléthore de partis et de personnalités politiques. Le M5-RFP ne cesse d’enregistrer des renforts de poids comme Mme Sy Kadiatou Sow, ancienne ministre, ou encore Modibo Sidibé ancien premier ministre, qui n’avaient pas pris part à la marche du 5 juin.

Les religieux prévoiraient-ils de conquérir le pouvoir ?

La grande critique venant des partisans du pouvoir à l’encontre le M5-RFP – du fait du leadership de l’imam Dicko, certes adepte d’un islam rigoriste – est de dire qu’il serait porté par un islamiste au service de ses alliés djihadistes du Nord et du Centre. Le principal constat qui découle des événements actuels est, en tout état de cause, l’accroissement de la légitimité d’une partie des élites religieuses au détriment des élites politiques qui voient la leur se détériorer progressivement depuis deux décennies.

Le manque de dynamique pour espérer le changement que le président Ibrahim Boubacar Keïta avait incarné au moment de son élection en 2013 a fini par convaincre de nombreux Maliens qu’il n’est plus la solution. « Boua dessera, Boua Ka bla » (en langue bambara, « le vieux ne peut plus, qu’il laisse le pouvoir »), slogan lancé par l’activiste et animateur Ras Bath, est désormais repris par les manifestants.

Depuis son implication dans l’élection du président en 2013, quand il soutint fermement la candidature d’Ibrahim Boubacar Keïta, l’intérêt de l’imam Dicko pour la politique n’est plus à démontrer. Dans le discours qu’il a prononcé le 5 juin dernier, il ne manqua pas de présenter ses excuses au peuple malien pour l’avoir induit en erreur en l’appelant à voter pour l’actuel président. Les dernières manifestations et appels à la démission dont il est à l’origine seraient en quelque sorte une façon pour lui de corriger cette erreur.

Il paraît peu probable que l’imam entreprenne de conquérir directement le pouvoir. Il semble en outre avoir bien compris que le mouvement de contestation péricliterait au moindre soupçon d’une volonté d’imposition de la charia dans le cas où le président quitterait le pouvoir. D’ailleurs, il s’est désormais écarté en se positionnant plutôt comme une autorité morale « au-dessus de la mêlée », qui a bien évidemment son mot à dire. Aborder la question sous un angle purement religieux, c’est aussi minimiser le caractère hétéroclite de ce mouvement auquel sont venus s’agréger tous ceux qui sont mécontents du pouvoir.

L’imam Dicko dispose sans aucun doute d’une grande influence sur la scène sociale et politique, et il vient encore une fois de le démontrer. Cependant, nous l’avons dit, il est très peu probable qu’il tente de prendre personnellement le pouvoir. Ne serait-ce que parce que la participation directe au jeu électoral mettrait en évidence son réel poids politique ; et un résultat dans les urnes qui serait en deçà des attentes et des espérances pourrait éroder son aura.

L’imam paraît conscient du fait que le rôle de superviseur du jeu politique – qu’il joue d’ailleurs très bien – lui convient mieux que celui d’acteur politique à proprement parler. En revanche, il contribuera (comme il l’a déjà fait par le passé) à soutenir et à porter au pouvoir la personnalité de son choix.

Un président en manque de légitimité

Les partisans du président malien rappellent régulièrement aux contestataires qu’« IBK » a été confortablement élu. Ce rappel récurrent pourrait expliquer pourquoi le chef de l’État est peu sensible aux différentes critiques dont il fait l’objet. Sa réélection en 2018 l’a très certainement conforté dans ses certitudes et dans sa détermination à poursuivre la politique qu’il a menée depuis 2013. On peut ainsi supposer que dans son entendement, puisque les Maliens l’ont réélu, c’est que tout va bien, d’où une (presque) totale inconsidération vis-à-vis des revendications formulées lors des différentes manifestations.

Mais c’est oublier qu’il n’a été réélu en 2018 que par une minorité de citoyens, d’où un décalage entre sa légalité en tant que président et sa légitimité populaire. Les acteurs de la manifestation du 5 juin, en particulier Issa Kaou Ndjim, le coordinateur général de la CMAS, l’ont très bien compris. Sur les 20 millions de Maliens, à peu près 8 millions étaient inscrits sur les listes électorales (en 2018) et 2,5 millions seulement se sont déplacés pour aller voter. IBK a été élu au second tour avec à peu près 1 700 000 voix. Le suffrage universel n’imposant pas de seuil minimal à atteindre pour être élu, IBK est un président légal mais ce taux de participation extrêmement bas pèse sur sa légitimité. Dès lors, l’expression « élu confortablement » apparaît tout à fait relative. Penser que la majorité des Maliens approuve la politique d’IBK sous prétexte qu’il a été « confortablement élu » est quelque peu illusoire.

Les manifestations de l’ampleur de celles du 5 et du 19 juin sont rares dans le pays. Leur succès provient de l’injustice sociale ressentie par une majorité de Maliens. Cette injustice sociale est le fait d’une corruption endémique qui voit les deniers publics être totalement accaparés par une minorité. Les financements alloués à l’armée, à l’éducation et aux secteurs vitaux de l’État sont détournés au vu de tous sans aucune conséquence pour les auteurs.

S’y ajoutent la crise de l’école et une grève des enseignants qui dure depuis bientôt deux ans. En outre, l’insécurité a gagné des régions jusque-là épargnées. Dans ce contexte, les soupçons de fraude concernant les dernières élections législatives (une trentaine de sièges ont été arrachés à l’opposition au profit du parti au pouvoir) ont été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.

Le bras de fer entre le président Keïta et l’imam Mahmoud Dicko semble avoir atteint un point de non-retour, et la dernière manifestation du vendredi 19 juin 2020 en a apporté une preuve supplémentaire. La situation sociopolitique actuelle du pays est plus que jamais incertaine, dans la mesure où le M5-RFP a jusque-là refusé la « main tendue » et la proposition de dialogue du président IBK, exigeant simplement sa démission. Il reste à savoir si la dissolution de l’Assemblée nationale (un des principaux facteurs de la crise), et de la Cour constitutionnelle (qui a entériné la fraude électorale en installant les députés frauduleux) demandées par l’opposition pourrait suffire à faire baisser la tension.

Boubacar Haidara, Chercheur associé au laboratoire Les Afriques dans le Monde (LAM), Sciences-Po Bordeaux, Université Bordeaux Montaigne and Lamine Savane, Docteur en science politique de l’Université de Montpellier/ATER; Chercheeur associé au Laboratoire CEPEL (UMR 5112) CNRS, Université de Montpellier

This article is republished from The Conversation under a Creative Commons license. Read the original article.

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