Eve Fabre, AXA Research Fund
Depuis quelques jours, le professeur Didier Raoult est au centre d’une polémique qui ne cesse d’enfler.
Ses déclarations sur l’hydroxychloroquine ont donné de l’espoir à de nombreux Français mais ont aussi beaucoup fait réagir la communauté scientifique.
De nombreux scientifiques (journalistes spécialisés, médecins, chercheurs, ou encore biostatisticiens) ont souligné les faiblesses des deux études du professeur Raoult et vivement critiqué les déclarations de ce dernier concernant l’hydroxychloroquine.
Mais la controverse a progressivement quitté la sphère scientifique pour prendre de nouvelles formes, évoluant dans certains cas vers des règlements de compte entre personnalités et non pas vers un vrai débat de fond.
Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi sommes-nous à ce point divisés sur la question de l’hydroxychloroquine ?
Peur et prise de décision : un cocktail explosif
Le coronavirus nous fait peur. Nous redoutons la maladie, la perte de notre travail et même la mort. Or, on le sait, la peur est souvent mauvaise conseillère. Nous allons voir comment ce contexte incertain a pu biaiser notre vision des choses.
Commençons par le biais de cadrage dont l’existence a été démontrée au début des années 80 par deux chercheurs en psychologie, Daniel Kahneman et Amos Tversky. Dans leur étude, ils ont demandé à aux participants de choisir quel traitement administrer à 600 personnes touchées par une maladie inconnue venant de Chine (non ce n’est pas une blague) et promises à une mort certaine. Ils avaient le choix entre le traitement A dont l’issue était certaine (200 survivants/400 morts) et le traitement B dont l’issue était incertaine (1 chance sur 3 que les 600 personnes soient sauvées/2 chances sur 3 qu’elles périssent).
Lorsque le problème était présenté en termes de morts (cadrage négatif), les participants ont montré une très large préférence pour le traitement B, alors qu’ils ont très majoritairement choisi le traitement A quand le problème était présenté en termes de survivants (cadrage positif). Or en ce moment, reconnaissons-le, notre cadrage est plutôt négatif, ce qui diminue notre aversion pour les solutions incertaines comme l’hydroxychloroquine.
À cela s’ajoute la tendance qu’ont les individus à réagir aux risques imminents (le Covid-19), mais à ignorer ceux à plus long terme, ici, les effets secondaires des traitements. C’est ainsi que l’option de traiter tous les patients sans distinctions avec un médicament dont l’efficacité est discutée et dont les effets secondaires sur les patients atteints du Covid-19 sont inconnus, devient acceptable.
Le besoin d’agir
Il est vrai que la situation dans les hôpitaux est extrêmement compliquée. Les soignants assistent impuissants à la mort de plusieurs patients chaque jour alors même que le pic de l’épidémie ne semble pas encore atteint.
Or la mission des médecins étant de soigner, il est difficile pour eux (on le comprend) de ne pouvoir donner aucun traitement. C’est pourquoi les médecins ont la possibilité d’administrer les traitements déjà disponibles sur le marché, dont certains antiviraux, à titre compassionnel, dans l’attente des résultats de l’essai Discovery, un essai clinique européen destiné à évaluer quatre traitements expérimentaux contre le Covid-19 lancé le 22 mars.
Il peut arriver que ce besoin d’agir s’exprime de manière excessive. C’est ce que l’on appelle le biais de commission. Ce biais est plus marqué chez les médecins qui pensent pouvoir sauver tous les patients, mais peut également apparaître en réponse à la pression des patients eux-mêmes. Les médecins ne voulant pas passer pour de mauvais praticiens vont alors céder et faire les prescriptions que les patients réclament, même si elles sont inutiles.
On observe déjà ce phénomène en France. Certains patients ne veulent prendre part à l’essai clinique Discovery qu’à la seule condition de recevoir l’hydroxychloroquine. Cela ralentit énormément l’essai clinique, qui est pourtant une de nos meilleures chances de trouver un traitement efficace.
Effet de halo
Si l’on veut comprendre cette polémique, il est nécessaire de parler de l’effet de halo, qui semble avoir eu un énorme impact. Ce biais cognitif décrit la tendance à juger le comportement d’un individu de manière biaisée, car influencée par l’opinion que l’on s’est préalablement faite de lui.
Il est indéniable que le parcours professionnel de Didier Raoult est impressionnant. Co-auteur de milliers de publications scientifiques, découvreur de dizaines de bactéries pathogènes, il a aussi reçu le Grand prix de l’Inserm en 2010. C’est aussi un personnage charismatique, sûr de lui et autoritaire selon ses collaborateurs. Or, dans les situations incertaines, les êtres humains se tournent très souvent vers des leaders forts, présentant ces mêmes caractéristiques. Cela explique pourquoi autant de personnes (citoyens comme personnalités politiques) ont été marqués par le professeur Raoult, malgré le fait que son discours soit contestable d’un point de vue scientifique.
Un scientifique « anti-système » ?
Son attitude anticonformiste a aussi sûrement contribué à accentuer cet effet de halo. Sa personnalité, son discours sur les réseaux sociaux, et enfin son apparent rejet du système plaisent beaucoup à certains Français, mécontents de la manière dont la crise est gérée par le gouvernement. Le professeur Raoult semble être devenu le porte-voix de ce mécontentement, et les scientifiques qui plaident la prudence sont vus comme des représentants corrompus du système.
Pas étonnant qu’il mette en avant le fait que Donald Trump ait suivi ses recommandations, alors que le président américain est loin d’être une référence en matière de science et se présente comme une grande figure anti-système (du moins en apparence).
Monsieur Tout-le-Monde, ce grand expert
Le déplacement de la polémique du monde scientifique à la société civile dans son ensemble a eu pour conséquence de brouiller le débat. L’effet Dunning-Kruger (encore lui) y est pour beaucoup. Ce biais décrit la tendance à surestimer ses propres compétences dans un domaine, un phénomène généralement très marqué chez les individus ayant peu de compétences.
Quand une personne commence à devenir compétente, elle découvre rapidement l’étendue de son ignorance, ce qui se traduit par un effondrement de confiance. Cette dernière remontera petit à petit à mesure que la personne gagnera en expertise mais n’atteindra jamais plus le niveau de confiance initial. En résumé, une personne experte se comportera de manière moins confiante qu’une personne sans expertise.
On observe un comportement similaire chez les platistes, grands défenseurs de l’idée que la Terre est plate. À ce sujet, l’excellent documentaire Behind the Curve nous permet de mesurer les conséquences à long terme de l’effet Dunning-Kruger. Les platistes attaquent systématiquement l’expertise des scientifiques, les accusant de faire partie d’une conspiration mondiale et d’être à la solde de la NASA, de la CIA entre autres. On observe ainsi une même tendance conspirationniste chez certains soutiens du professeur Raoult.
Couverture médiatique
Mais alors pourquoi les efforts des scientifiques, le message ne passe-t-il pas ? Premier coupable, le fameux biais de confirmation qui décrit la tendance à sélectionner et à donner plus de poids aux informations qui confirment nos croyances. Pour diverses raisons, un nombre non négligeable de Français s’est convaincu de l’efficacité de l’hydroxychloroquine. Beaucoup ont donc privilégié les informations qui confirmaient cet espoir et ont disqualifié les autres.
La couverture médiatique de cette polémique a aussi sûrement facilité cette tendance. Sur les plateaux de télévision, on a pu voir des débats opposant un intervenant pro-hydroxychloroquine à un intervenant anti-hydroxychloroquine, alors qu’une majorité de scientifiques s’opposent à son usage. On observe une tendance similaire dans le traitement médiatique du changement climatique.
Alors que 97 % des études scientifiques démontrent que le changement climatique est causé par les activités humaines, on donne autant de temps de parole aux climatosceptiques qu’aux scientifiques. Dans les deux cas, cela donne l’impression qu’il n’y a pas de réel consensus scientifique et légitime les deux thèses, ce qui alimente le biais de confirmation.
Enfin, pour compliquer encore les choses, il a été montré que plus on essaye de convaincre quelqu’un, moins on y arrivera, c’est l’effet boomerang. Tous ces phénomènes expliquent pourquoi la communauté scientifique a autant de mal à faire entendre sa voix.
Retour vers le futur
D’ici quelques semaines, le professeur Raoult aura connaissance, comme tout le monde, des résultats de l’étude Discovery.
Si ces résultats confirment ses déclarations, il pourrait alors tirer parti d’un phénomène appelé biais rétrospectif, qui décrit la tendance à rationaliser a posteriori un événement en le considérant comme prévisible, alors qu’il ne l’était pas au moment des faits.
Que se passera-t-il si Discovery démontre l’inefficacité de l’hydroxychloroquine ? Il est possible que les biais cognitifs déjà à l’œuvre accentuent la polémique mais aussi la défiance d’une partie de la société envers les scientifiques.
Nous devons ainsi nous interroger sur la place donnée à la société dans le débat scientifique. S’il paraît essentiel que les citoyens s’intéressent à la science et y participent activement, il est vital qu’ils le fassent en comprenant les méthodologies proposées et en prêtant attention à leurs propres biais de raisonnement, quitte à remettre en cause leurs croyances.
Créé en 2007 pour accélérer les connaissances scientifiques et leur partage, le Axa Research Fund a apporté son soutien à environ 650 projets dans le monde conduits par des chercheurs de 55 pays. Pour en savoir plus, visiter le site Axa Research Fund ou suivre sur Twitter @AXAResearchFund.
Eve Fabre, Chercheure en Facteur Humain & Neurosciences Sociales, AXA Research Fund
This article is republished from The Conversation under a Creative Commons license. Read the original article.
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