Entre numérique, dictée vocale et intelligence artificielle, l’université se débarrasse de l’encre au profit du code. Une révolution silencieuse, qui rebat les cartes du savoir, de la mémoire… et peut-être de l’esprit critique.
Connaissez-vous encore un étudiant qui écrit ? Pas qui rédige, non : qui écrit. À la main. Au stylo. Sur papier. Sur cahier. Qui rature, recommence, se laisse surprendre par une idée griffonnée dans la marge. Probablement pas. Ou alors, il s’agit d’un rescapé, un anachronisme ambulant, que les amphithéâtres modernes regardent comme on observe un calligraphe chinois au XXIe siècle.
À Bamako comme à Paris, à Dakar comme à Montréal, la plume recule, le clavier triomphe, et l’intelligence artificielle s’apprête à régner. Cette lente agonie de l’écriture manuscrite, longtemps tenue pour anodine, est en réalité le symptôme d’un basculement beaucoup plus vaste : celui de notre rapport au savoir, à la mémoire, à l’intelligence – et à l’humain.
L’université à l’ère de la dictée vocale
Fini les stylos Bic, les cartables bourrés de feuilles volantes, les prises de notes tremblantes pendant les cours de droit constitutionnel. Bienvenue dans l’ère du tout-écran. Une étudiante belge confesse : « Je n’ai plus jamais pris de notes à la main depuis le lycée ». Elle n’est pas seule. 98 % des étudiants sont équipés de smartphones, 83 % utilisent leurs appareils comme principaux outils d’étude.
Mais la vraie rupture, ce n’est pas le clavier : c’est la voix. Les idées ne s’écrivent plus, elles se dictent. À son téléphone, à sa montre connectée, à son assistant vocal ChatGPT Voice. Résultat ? Le texte n’est plus produit, il est généré. Le scripteur devient éditeur de sa propre pensée – quand il ne se contente pas de l’approuver d’un swipe distrait.
De la main au cerveau : ce que nous dit la science
On pourrait s’en accommoder. Mais les neuroscientifiques, eux, s’inquiètent. L’écriture manuscrite, affirment-ils, active des zones cérébrales spécifiques liées à la mémoire, à la compréhension, à l’attention profonde. Une étude norvégienne démontre que les mouvements fins et précis de la main avec un stylo augmentent la connectivité cérébrale, contrairement à la frappe sur clavier, plus mécanique et superficielle.
Écrire lentement, c’est choisir, trier, synthétiser. C’est réfléchir en notant, et non noter en oubliant. Or, dans un monde où l’attention devient volatile, l’acte d’écrire à la main pourrait être ce qu’était la lecture chez Montaigne : une façon d’exister pleinement.
IA : progrès pédagogique ou péril cognitif ?
À ce constat, s’ajoute la montée en puissance de l’intelligence artificielle. À coups de prompts bien choisis, les étudiants transforment leurs idées orales en dissertations impeccablement structurées, et parfois trop bien pour être honnêtes. L’IA peut transcrire, corriger, résumer, étoffer. Que reste-t-il alors du labeur intellectuel ? Du style personnel ? De l’effort de l’élève pour se frotter au réel par la langue ?
Le cerveau, cet organe paresseux, apprend aussi par friction. À force de l’en préserver, on le prive d’exercice. L’étudiant devient manager d’algorithme, superviseur de texte, mais plus tout à fait penseur ni écrivain.
Silicon Valley vs stylos Bic : qui a raison ?
La contradiction est cruelle. Les élites de la Silicon Valley, qui ont inventé les outils du tout-numérique, envoient leurs enfants dans des écoles sans écrans. Où l’on apprend encore la cursive, le calcul mental, la dictée. Où l’on sait que l’autonomie ne se code pas.
En France, une tribune signée par des intellectuels, écrivains et artistes – de Jamel Debbouze à Edgar Morin – plaide pour un retour au stylo, dès l’école primaire. Aux États-Unis, on redécouvre soudain les vertus pédagogiques de l’écriture cursive… après l’avoir supprimée.
L’Afrique, elle, à la croisée des chemins
Sur le continent, la pression numérique est aussi celle de l’imitation. Tout comme certaines constitutions locales calquent leurs structures sur les modèles occidentaux, les systèmes éducatifs africains risquent d’épouser la modernité sans en interroger les conséquences. Pourtant, l’Afrique n’a pas encore tout perdu de la relation charnelle au texte, à l’oralité, à la lenteur signifiante de l’apprentissage.
Faudrait-il sacrifier cela sur l’autel de l’efficacité algorithmique ? Peut-on former une jeunesse lucide, critique, créative, sans passer par le tremblement du stylo, la rigueur de la syntaxe, l’exercice de l’écrit qui structure la pensée comme l’ossature soutient le corps ?
Le vrai défi : concilier mémoire et modernité
Il ne s’agit pas d’opposer passer et futur, mais de penser un équilibre. Faire coexister l’intelligence augmentée et l’intelligence cultivée. Accepter l’aide de l’IA sans renoncer à ce qui rend l’humain humain : sa lenteur, ses hésitations, ses ratures.
À l’heure où tout s’accélère, où les écrans dictent le rythme du savoir, le papier, lui, nous murmure de ralentir, de réfléchir, d’apprendre vraiment. Il faut l’entendre. Avant que l’université ne devienne une start-up. Et que l’écriture ne disparaisse, non comme une pratique, mais comme une civilisation.
Fousseni Togola
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