Le duo qui voulait tout changer est désormais à deux doigts de tout faire basculer. À Dakar, le pouvoir exécutif se dédouble, se défie et s’épuise dans une guerre d’ego à ciel ouvert. Tandis que le pays s’enfonce dans la dette, les deux figures de proue du « renouveau sénégalais » s’accusent, se contredisent, s’épient. Dans cette pièce aux airs de tragédie classique, la question n’est plus de savoir qui gouverne, mais combien de temps le bateau tiendra encore le cap.
Ils avaient promis la rupture, ils offrent la fracture. À Dakar, le vent de renouveau soufflé par le tandem Bassirou Diomaye Faye – Ousmane Sonko s’est mué, en l’espace d’un an, en tempête institutionnelle. Le président et son Premier ministre, autrefois camarades de cellule et frères d’armes politiques, s’affrontent désormais à mots à peine couverts dans un duel au sommet de l’État. Une mise en scène de crise sous les tropiques qui mêle ego, défiance, ambitions contrariées et rhétorique révolutionnaire.
Le 10 juillet 2025, devant une salle médusée, Ousmane Sonko, lors de l’installation du Conseil national de son parti PASTEF, a tiré la première salve : « Le Sénégal ne traverse pas une crise politique, mais une crise d’autorité. » Un missile verbal dirigé, sans ambiguïté, contre son propre président, accusé de mollesse face aux tensions internes et aux attaques ciblant le chef du gouvernement. Le ton est donné. Les digues du pacte du Camp Manuel, scellé entre les deux hommes avant leur conquête du pouvoir, ont cédé.
Le poison du pouvoir partagé
Dans l’antichambre du pouvoir, les illusions de fraternité ont rarement longue vie. Ce qui n’était qu’un murmure devient un fracas. Sonko soupçonne son président de pactiser avec les juges, de bloquer ses ambitions, de ralentir son agenda. Diomaye Faye, de son côté, freine des quatre fers lorsque son Premier ministre tente d’imposer un remaniement ministériel à sa main, épurant les proches du chef de l’État pour y placer ses propres affidés. Résultat : un veto présidentiel sec, glacial, assorti de silences éloquents.
La confirmation par la Cour suprême de la condamnation de Sonko dans l’affaire de diffamation contre Mame Mbaye Niang n’a fait qu’envenimer les choses. Dans les couloirs feutrés du palais de l’avenue Léopold Sédar Senghor, l’exaspération monte. « Je ne démissionnerai pas, qu’il me démette s’il l’ose », assène Sonko. L’hypothèse d’un retour à l’Assemblée nationale est désormais sur la table, comme menace autant que parade.
Du rêve panafricaniste au cauchemar comptable
Le divorce politique s’opère dans un contexte économique exsangue. La dette publique a franchi le seuil des 119 % du PIB, transformant le Sénégal en champion continental de l’endettement, devant même le Soudan ou le Mozambique. Le FMI suspend son assistance. La promesse de renégocier les contrats pétroliers gaziers – autre cheval de bataille du duo – reste lettre morte. Et pendant ce temps, le prix du ciment grimpe, les chantiers s’arrêtent, l’inflation étouffe les ménages.
Les soutiens de Sonko pointent une « dette cachée » de 7 milliards de dollars, héritée de Macky Sall. Mais l’argument tourne en boucle sans convaincre. L’héritage est lourd, certes, mais la magie politique ne suffit pas à faire pousser du riz, construire des logements ou relancer la croissance.
La justice, terrain miné
Au chapitre des grandes réformes, la chasse aux sorcières bat son plein. Cinq anciens ministres de Macky Sall sont traduits devant la Haute Cour de justice. Trois dorment à Rebeuss. Deux autres attendent leur tour. L’initiative séduit les électeurs en quête de rupture morale, mais fait grincer les dents des magistrats.
Sonko, fidèle à sa dialectique de confrontation, tape du poing : « La justice ne leur appartient pas. Nous sommes l’État. » Une petite phrase à l’effet ravageur. L’Union des magistrats, vent debout, s’indigne. Le risque d’un bras de fer institutionnel se précise.
« Je n’ai aucun problème avec mon Premier ministre. Il veut, de manière rapide, faire réussir mon premier mandat, et moi je veux maintenir une paix sociale jusqu’en 2029 pour être son directeur de campagne et lui remettre un pays apaisé. » En politique, on appelle cela une mise au clair préventive, un antidote à la rumeur, un baume posé sur une fracture qui suinte. Dans le Sénégal de 2025, cette déclaration du président Diomaye Faye sonne comme une tentative de reprise en main narrative, alors que la scène politique bruisse de tensions feutrées, d’ego froissés et de fidélités recomposées.
Ousmane Sonko, l’éléphant dans le salon républicain, n’a jamais fait mystère de sa volonté d’être bien plus qu’un simple Premier ministre. Et c’est précisément là que le bât blesse. Car si Diomaye Faye incarne l’élévation républicaine, Sonko, lui, aspire à incarner la rupture permanente. L’un veut durer, l’autre veut gagner — tout de suite. L’un parle de « paix sociale », l’autre de « fermeté d’État ». Deux visions. Deux vitesses. Un seul pays.
Alors, lorsque le président se dit prêt à devenir le directeur de campagne de son chef de gouvernement en 2029, il envoie un message double : fidélité affichée, mais encadrée. Traduction : Je t’accompagne, mais je reste le patron. Et surtout : Je ne suis pas encore sorti de l’arène.
Dans ce jeu d’équilibristes, le Sénégal scrute, retient son souffle et espère que la cohabitation idéologique ne se transforme pas en collision institutionnelle. Car les peuples, eux, n’ont que faire des joutes d’ego : ils veulent des résultats, de la stabilité, et un avenir qui ne s’écrit pas toujours à la première personne du singulier.
Réformes sans boussole ?
Entre deux altercations de palais, l’État tente de réformer. Un dialogue national sur la gouvernance électorale s’est tenu fin mai. On y a évoqué l’interdiction du cumul des fonctions présidentielles et partisanes, la création d’une CENI indépendante, la refonte du Conseil constitutionnel… Un catalogue de vœux pieux en attente d’implémentation réelle.
L’enjeu est clair : donner des gages de transparence à une société civile de plus en plus critique, tout en empêchant l’opposition de crier au hold-up démocratique. Mais comment convaincre quand les deux têtes de l’exécutif s’écharpent à ciel ouvert ?
L’opposition en ordre dispersé
L’ancien régime, lui, ne fait pas mieux. Khalifa Sall tente de maintenir son capital politique, pendant que Barthélémy Dias joue sa partition en solo. L’APR, ex-majoritaire, se replie sur une ligne victimiste : « justice instrumentalisée », répète-t-elle en boucle. Le jeu de reconstruction reste balbutiant. Le temps presse pourtant. Les législatives de 2027 se profilent.
L’étrangeté du moment sénégalais tient dans ce paradoxe : jamais les aspirations populaires au changement n’ont été aussi vives, jamais le pouvoir n’a semblé aussi déboussolé. En voulant rompre avec l’ancien monde, le duo Diomaye–Sonko risque de précipiter le pays dans l’inconnu.
Leur alliance, bâtie sur une promesse de refondation, pourrait bien devenir l’acte de décès politique de l’un ou de l’autre. À moins, improbable mais pas impossible, qu’un compromis à la sénégalaise ne finisse par s’imposer, comme un baume sur les vanités blessées.
Mais le temps presse. L’État, lui, n’attend pas.
A.D
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