Charles Hadji, Université Grenoble Alpes (UGA)
La rentrée scolaire s’effectue dans un contexte d’incertitude. En fonction de l’évolution de l’épidémie de Covid-19, les directives, voire les organisations d’apprentissage, peuvent changer du jour au lendemain. Beaucoup aimeraient avoir du temps pour se retourner, et réclament des consignes qui seraient aussi claires qu’indiscutables.
La philosophie est incapable d’apporter directement des réponses opératoires à de telles demandes. Mais elle peut offrir des perspectives pour donner du sens à une rentrée particulièrement anxiogène, autour de quatre concepts clés.
L’activité, avec Alain
Le philosophe Alain, dans ses Propos sur l’éducation, plaide pour une école active. Quelles que soient les modalités d’accueil des élèves, et de travail scolaire, plus ou moins imposées par les circonstances, il ne faut jamais perdre de vue qu’on vient à l’école pour apprendre, et que cela exige que l’on soit actif.
L’un des effets positifs du confinement aura été de donner sa pleine visibilité à cette dimension essentielle du « métier d’élève ». Dans le processus enseignement/apprentissage, l’enseignant n’est que celui qui crée les conditions permettant aux élèves d’exercer de façon fructueuse leur activité d’appropriation des contenus.
À côté de nombreux inconvénients, le « distanciel » a un grand mérite, celui de contraindre à se centrer, non sur la qualité du discours des enseignants, mais sur ce que doivent faire ceux qui apprennent. « Il faut », écrivait Alain, « mettre en leurs mains leur propre apprentissage » :
« Les cours magistraux sont temps perdu… On n’apprend pas à dessiner en regardant un professeur qui dessine très bien. On n’apprend pas le piano en écoutant un virtuose. De même… on n’apprend pas à écrire et à penser en écoutant un homme qui parle bien et qui pense bien. Il faut essayer, faire, refaire, jusqu’à ce que le métier rentre, comme on dit. »
L’autorité, avec Hegel
Toutefois, mettre l’accent sur l’activité des élèves, n’est-ce pas dévaloriser les maîtres ? À une époque où le pays traverse une « crise d’autorité », il pourrait être désastreux que l’éducation, venant peindre « sa grisaille dans la grisaille », exacerbe cette crise. Car l’autorité est une nécessité, ce que Hegel nous invite à comprendre.
En tant que pouvoir de se faire obéir sans employer la force, l’autorité est toujours paradoxale. Elle n’existe que si elle est acceptée, c’est-à-dire considérée comme légitime par ceux sur qui elle s’exerce. Ce n’est donc pas le pouvoir qui confère de l’autorité, mais l’autorité qui confère du pouvoir. C’est bien en une telle « force » excluant la force que consiste l’autorité éducative, dont les maîtres de 2020 doivent, plus que jamais, faire preuve.
Selon Hegel, dans ses Textes pédagogiques, il se s’agit pas d’« exiger une obéissance à vide pour l’obéissance même », ni d’« obtenir, par la dureté, ce qui réclame simplement le sentiment de l’amour, du respect, et du sérieux de la chose ». Obéissance à vide et dureté seraient la marque d’une « erreur répressive ».
Or, l’éducation doit éviter deux erreurs opposées : l’erreur répressive, et l’erreur laxiste. L’erreur répressive est marquée par la négation de la liberté au nom de l’autorité. L’erreur laxiste consiste, symétriquement, à nier l’autorité au nom de la liberté.
Pour Hegel, la pire des erreurs est l’erreur laxiste. L’activité de celui qui apprend, et qui est donc essentielle, s’exerce dans le cadre construit par le maître, et sous son contrôle. Si ce cadre et ce contrôle font défaut, il est impossible de permettre aux enfants et aux adolescents de s’élever.
La valeur, avec Kant
Pour Hegel, il est plus difficile d’élever ses enfants que de les aimer. Mais les élever vers quoi ? C’est tout le problème de ce que Kant désigne comme un « idéal régulateur ». Dans un moment historique marqué par une certaine « fatigue démocratique », et alors qu’on ne sait plus à quelle valeur se vouer sans être prisonnier d’un dogme communautaire, il est salutaire de comprendre, avec Kant, que la valeur est à rechercher en chacun d’entre nous.
Dans sa Critique de la raison pure, Kant écrit que chacun a, « dans sa propre tête », une « idée de la vertu » qui sert d’« archétype » pour juger ses actions. Cette idée s’incarne sous la forme d’un modèle d’« homme divin que nous portons en nous », et qui sert de « prototype… auquel nous nous comparons pour nous juger et pour nous corriger ».
Cet idéal est régulateur en ce qu’il fournit à la raison « une mesure qui lui est indispensable, puisqu’elle a besoin du concept de ce qui est absolument parfait dans son espèce pour apprécier et pour mesurer, en s’y référent, jusqu’à quel point l’imparfait se rapproche et reste éloigné de la perfection » (ibid).
Chacun peut donc trouver, en lui, la réponse à la question « qu’est-ce qui vaut vraiment pour l’homme ? » À condition de s’interroger sérieusement sur ce qui donne, non pas « un », mais « du » prix, à sa propre vie, comme à celle de tout autre être humain.
Ainsi, la transcendance de la valeur ne doit pas être recherchée hors de l’homme. Elle est inhérente à sa personne. Elle se découvre dans l’exigence de la raison, qui est de vivre selon la valeur. C’est la présence en chacun de cette exigence que l’éducation a pour mission de faire découvrir, et pour devoir d’en permettre l’accomplissement.
La vertu, avec Spinoza
Dans la préface de la quatrième partie de son Éthique, Spinoza, anticipant sur Kant et l’idée de l’homme divin que nous portons en nous, observait déjà que, si le bon et le mauvais « ne sont rien d’autre que des manières de penser », nous devons cependant « conserver ces mots », car « nous désirons former une idée de l’homme qui soit comme un modèle de la nature humaine placé devant nos yeux ».
C’est ce modèle qui permet de définir le bon et le mauvais. Mais peut-on cerner plus précisément la capacité à saisir et à faire le bon qu’est la vertu, et qui devrait donc être la fin de toute éducation, surtout en période d’incertitude ? Spinoza définit la « vertu » comme « puissance », termes par lesquels il entend « la même chose » (Éthique, IV, définition 8). Car, pour lui, « de par son être, chaque chose s’efforce de persévérer dans son être ». L’effort de persévérance est l’essence même de la chose : « L’effort (Conatus) par lequel chaque chose persévère dans son être n’est rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose »).
La puissance ou effort pour persévérer dans son être étant l’essence même de la chose, on comprend que la seule réponse possible à la question de savoir ce qui donne du prix à la vie humaine, et constitue le fondement de toute valeur, est le fait d’être un être humain, vivant, et libre, parmi les autres êtres humains. Ici, les impératifs de santé rejoignent des impératifs d’ordre éthique.
Toute éducation doit préparer au bonheur, d’autant plus que l’air du temps est au repli sur soi, à la peur, à la tristesse, voire à la haine. Par-delà tous les problèmes d’ordre matériel ou organisationnel posés par cette rentrée par temps brumeux, il importe de ne jamais perdre de vue qu’être utile à la personne humaine, c’est d’abord, et essentiellement, lui permettre de survivre, et de se développer. Précisément, pour Spinoza, « le bonheur consiste pour l’homme à pouvoir conserver son être ».
Charles Hadji, Professeur honoraire (Sciences de l’éducation), Université Grenoble Alpes (UGA)
This article is republished from The Conversation under a Creative Commons license. Read the original article.
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