En se retirant du Statut de Rome, les trois pays de l’Alliance des États du Sahel (AES) dénoncent la Cour pénale internationale comme un instrument néocolonial et clament leur volonté de justice souveraine. Une rupture juridique autant que géopolitique.
C’est une page d’histoire judiciaire — et diplomatique — qui s’est tournée à Bamako ce 22 septembre 2025. À l’occasion du 65ᵉ anniversaire de l’indépendance du Mali, le Général d’Armée Assimi Goïta, président de la confédération des Etats du sahel, a apposé sa signature au bas d’un document que les chancelleries occidentales auraient sans doute préféré ne jamais lire : le retrait immédiat du Mali, du Burkina Faso et du Niger du Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI).
Ce départ conjoint des trois membres de l’AES n’est pas qu’un simple geste diplomatique. C’est un acte fondateur. Une déclaration de rupture avec un ordre juridique international que ces régimes, tous militaires et souverainistes, considèrent désormais comme discrédité, partial et instrumentalisé par l’Occident.
Le procès d’un tribunal
Dans le communiqué commun, le ton est sans détour. Il est reproché à la CPI d’avoir « dérivé », de s’être « transformée en instrument de répression néocolonial aux mains de l’impérialisme », d’incarner « une justice sélective », voire de faire preuve d’un « mutisme complaisant » face aux crimes des grandes puissances. Pire encore : elle serait incapable de juger les vrais fauteurs de guerre, enfermée dans une logique de deux poids deux mesures, prompt à juger les colonels africains, silencieuse sur les généraux de l’OTAN.
La mise en accusation est sévère. Mais elle n’est pas inédite. D’Omar el-Béchir au Kenya de Uhuru Kenyatta, en passant par les réticences de grandes puissances comme les États-Unis, la Russie ou la Chine (qui n’ont jamais ratifié le Statut de Rome), la CPI a toujours été prise entre deux feux : celui des espoirs déçus du Sud global, et celui des intérêts contrariés des grandes puissances.
En dénonçant ce qu’ils qualifient de « juridiction à géométrie variable », les États de l’AES renversent la table d’un multilatéralisme à leur yeux trop vertical, et entendent affirmer une souveraineté sans concession, y compris dans le domaine de la justice internationale.
Un divorce à trois
Le retrait est d’autant plus symbolique qu’il intervient dans un moment de recomposition régionale intense. Le Mali, le Burkina Faso et le Niger, tous gouvernés par des autorités militaires, ont fondé en septembre 2023 l’Alliance des États du Sahel (AES), devenue une confédération politico-sécuritaire en juillet 2024, alternative assumée à la CEDEAO. Leur point commun ? Une hostilité partagée à l’ingérence, une critique frontale de la France, et une volonté affirmée de bâtir un ordre nouveau fondé sur des mécanismes endogènes.
C’est au nom de cette vision que les trois pays annoncent vouloir recourir à « des mécanismes de justice internes », censés être plus « adaptés aux valeurs sociétales » et plus efficaces pour « lutter contre toute forme d’impunité ». Une souveraineté judiciaire en lieu et place de la juridiction internationale.
Les critiques ne manqueront pas. Ce retrait pourrait être vu, dans certaines capitales, comme une tentative d’éviter d’éventuelles poursuites, dans un contexte de conflit armé permanent et de dénonciations régulières de violations des droits humains. Mais du côté des dirigeants de l’AES, c’est justement ce soupçon de deux poids deux mesures — le fait que certains crimes soient jugés et d’autres pas — qui justifie leur sortie.
Ligne de fracture
L’affaire dépasse la seule question judiciaire. Elle cristallise une fracture grandissante entre deux visions du monde : celle d’un ordre international piloté depuis La Haye, Bruxelles ou New York, et celle d’un espace sahélien réaffirmant son autonomie, quitte à s’isoler davantage. Dans le style martial et souverainiste désormais assumé par Bamako, Niamey et Ouagadougou, le droit international ne saurait être une camisole morale imposée de l’extérieur, mais un outil à façon, construit sur la base des réalités locales.
Ce positionnement séduit, au-delà même du Sahel. Il rejoint une vague montante d’États désillusionnés par le fonctionnement asymétrique des institutions internationales, notamment sur le continent africain, où la CPI a jugé presque exclusivement des ressortissants africains.
Vers une justice sahélienne ?
Reste à savoir par quoi sera remplacée cette justice internationale décriée. Des tribunaux régionaux ? Une juridiction de l’AES ? Une cour militaire conjointe ? Pour l’heure, aucune alternative concrète n’a été annoncée. Mais les États membres de l’AES assurent vouloir poursuivre la coopération avec les Nations Unies et d’autres partenaires, dans des « cadres appropriés » — comprenez : dans le respect total de leur souveraineté.
Ce retrait, validé par le président Goïta et par ses homologues le général Abdourahamane Tiani au Niger et le capitaine Ibrahim Traoré au Burkina, s’inscrit dans une stratégie cohérente de désarrimage des institutions héritées de l’ordre post-colonial, au profit d’un recentrage national ou régional. Après les bases militaires françaises, après la CEDEAO, c’est aujourd’hui à la CPI que l’AES tourne le dos.
Un geste lourd de sens
En se retirant du Statut de Rome, l’AES ne tourne pas seulement le dos à une cour de justice. Elle envoie un message politique fort. Elle trace une ligne rouge entre souveraineté réelle et tutelle symbolique, entre indépendance proclamée et dépendance juridique.
Dans une époque où le droit est devenu un champ de bataille diplomatique, le geste de l’AES n’est pas anodin. Il faudra désormais compter avec une justice sahélienne, par et pour les Sahéliens, affranchie des assignations morales venues d’ailleurs. Mais aussi avec ses propres limites, ses propres défis.
A.D
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