Au Sénégal, l’arrestation d’un homme soupçonné d’avoir orchestré pendant six ans un vaste chantage à la « sextape » remet en lumière un phénomène en pleine expansion : la sextorsion numérique. Entre technologies de pointe, complicité sociale et impuissance institutionnelle, l’Afrique de l’Ouest affronte une cybercriminalité qui se professionnalise, ciblant une jeunesse vulnérable dans le silence et la honte.
Il s’appelait El Hadj Babacar Dioum. Du moins, c’est le nom inscrit sur la fiche d’arrestation que la division spéciale de la cybersécurité a glissée, jeudi 17 juillet, dans la main du procureur. Âgé de 38 ans, domicilié à Dakar, sans profession déclarée mais probablement plus rentable que toutes celles répertoriées par l’ANPE. Son crime ? Un chantage numérique d’un raffinement presque industriel : 5 000 victimes sur six ans, et un silence général en guise d’aveu collectif.
Une industrie plus rentable
On croyait la « sextape » chasse gardée des stars et de leurs frasques numériques. Il n’en est rien. À Dakar, la mécanique de la honte était méticuleusement huilée. Sur deux sites parmi les plus consultés du pays, un pseudo à la sonorité historique — Kocc Barma — étalait les vidéos intimes de jeunes hommes et femmes, parfois mineurs, souvent piégés à leur insu. Puis venait le chantage, tarifé en moyenne à 300 euros. Pas de sentiment, pas d’idéologie : juste le business, froid, implacable.
L’homme qui se cachait derrière ce théâtre de l’humiliation avait appris à brouiller ses traces : VPN, identités numériques falsifiées, paiement en cryptomonnaie. Une traque patiente, faite de recoupements bancaires et d’écoutes techniques, a permis aux policiers de mettre la main sur lui. Ils ont, dit-on, célébré l’arrestation comme une victoire d’étape. Ils auraient tort de s’y arrêter.
Car Dioum n’est pas un cas isolé. Il n’est que la face émergée d’une cybercriminalité en mutation rapide, ancrée désormais dans le tissu social ouest-africain. Depuis Lagos jusqu’à Abidjan, en passant par Accra ou Bamako, la fraude numérique, la sextorsion, le piratage de comptes bancaires ou les rançongiciels ne relèvent plus de l’anecdote criminelle. Ils forment une industrie. Mieux structurée que bien des PME locales, plus rentable que le commerce de la mangue séchée ou des téléphones reconditionnés.
Les morts numériques
Un signe ne trompe pas : la montée en puissance des « Yahoo Boys » au Nigeria, des « Sakawa boys » au Ghana, ou des « brouteurs » en Côte d’Ivoire. Tous jeunes, souvent diplômés, rarement sans ressources techniques. Leur arme n’est plus le revolver mais l’algorithme, le deepfake, la manipulation émotionnelle. Leurs victimes ? De jeunes hommes et femmes piégés sur les réseaux sociaux, exposés aux regards d’une société qui juge vite et protège peu. Une société où l’honneur familial l’emporte sur la plainte déposée. Résultat : la plupart des victimes préfèrent se taire, ravaler leur honte, et, parfois, se détruire. À Lagos, un adolescent américain de 17 ans s’est suicidé six heures après avoir été piégé. L’Afrique n’a pas encore chiffré ses propres morts numériques.
Mais le mal est plus profond encore. Il réside dans la vulnérabilité institutionnelle. En Afrique de l’Ouest, 90 % des entreprises n’ont aucun protocole de cybersécurité. Moins d’un tiers des pays disposent d’un système de traitement des preuves numériques. La CEDEAO a beau multiplier les stratégies et les acronymes, rien ne remplace la volonté politique et l’investissement durable. Or, il est plus facile pour nos États de subventionner des élections que de financer une cellule d’enquête numérique.
Faut-il alors désespérer ? Pas encore. Des opérations menées par Interpol ont déjà permis des centaines d’arrestations. Des plateformes de signalement voient le jour. Des juges s’intéressent enfin à ces affaires autrefois classées « divers ». Mais la route est longue, et le terrain miné.
On dit que Kocc Barma, le vrai — celui du XVIIe siècle — était un philosophe wolof qui dénonçait l’injustice avec ironie. Que penserait-il de ce pseudonyme récupéré par un maître chanteur 2.0 ? Sans doute qu’il est plus facile d’usurper un nom que d’en respecter l’héritage.
Dans cette affaire, il ne reste plus qu’un espoir : que la honte change de camp.
A.D
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