Après le retrait de l’OIF, la rupture avec la France et la création de l’Alliance des États du Sahel (AES), les autorités de la transition au Niger, au Mali et au Burkina Faso engagent une réforme majeure : l’officialisation des langues nationales. Le français, relégué au rang de langue de travail, laisse place à une revendication identitaire forte. Au cœur de cette dynamique, un projet de souveraineté culturelle autant que politique.
C’est une révolution feutrée, mais lourde de sens. Au Niger, au Mali, au Burkina Faso, la langue de Molière ne fait plus office de langue officielle. Dans le Sahel insurgé, elle devient ce qu’elle n’a jamais cessé d’être dans l’usage quotidien des peuples, une langue de travail parmi d’autres. Le symbole est puissant. Il signe, pour les trois États de l’Alliance des États du Sahel (AES), la fin d’une époque. Celle où le français incarnait à la fois le pouvoir, l’administration, l’école… et la dépendance.
Renouer avec la diversité, réparer une injustice historique, réaffirmer une identité plurielle
À Niamey, la Charte de la refondation promulguée par le général Abdourahamane Tiani a tranché : la langue nationale du Niger, c’est désormais le haoussa. Une évidence, pour qui connaît le poids démographique et historique de cette langue dans les régions de Maradi, Zinder et Tahoua. Une rupture aussi, tant le français – parlé par à peine 13 % de la population – continuait de dicter le droit, l’éducation et les affaires d’État, malgré sa distance avec le terrain social. À la suite du Mali et du Burkina Faso, le Niger prend donc acte d’une réalité : les langues africaines, longtemps marginalisées, sont la clef de voûte d’une souveraineté authentique.
Il y a, dans ce choix linguistique, une logique d’émancipation. Le français, au-delà de sa valeur diplomatique ou de son utilité technique, reste, dans l’imaginaire collectif, associé au legs colonial. Maintenu au sommet des institutions par inertie, il portait encore les traces d’une époque où la domination passait aussi par les mots. Y renoncer, ou du moins le reléguer, c’est affirmer une autre narration, où les langues nationales cessent d’être cantonnées aux foyers, aux marchés, aux champs, pour devenir les idiomes de la République.
À Bamako, ce virage a été entériné par la nouvelle Constitution de juillet 2023. Treize langues, dont le bambara, le peul, le soninké, le dogon ou encore le tamasheq, ont acquis un statut officiel. À Ouagadougou, une réforme similaire élève le mooré, le dioula, le fulfuldé ou le bissa à la dignité de langues officielles, au même titre que le français, désormais « langue de travail ». Et l’on comprend que dans les textes de ces chartes, au détour d’un article ou d’un préambule, il ne s’agit pas seulement de linguistique, mais d’un projet de société visant à renouer avec la diversité, réparer une injustice historique, réaffirmer une identité plurielle.
Rétablir l’ordre ancien
Les critiques, bien sûr, ne manqueront pas. On évoquera le pragmatisme, l’universalité du français, les risques de fragmentation, les défis de traduction, l’absence de standardisation écrite pour certaines langues. Mais ces objections relèvent d’une logique d’attentisme. Elles omettent que toutes les grandes nations ont un jour dû faire un choix linguistique politique. L’anglais s’est imposé aux dépens du gaélique en Irlande, l’hébreu a été ressuscité en Israël, le swahili est devenu la langue fédératrice de l’Afrique de l’Est. Pourquoi les peuples sahéliens n’auraient-ils pas droit, eux aussi, à ce sursaut d’histoire ?
Ce retour aux langues nationales, au-delà du geste symbolique, est une réponse aux réalités du terrain. Dans des zones rurales où l’école est rare, où l’administration est absente, où les bulletins officiels sont illisibles pour la majorité, promouvoir le haoussa, le bambara ou le mooré, c’est raccrocher l’État à sa population. C’est aussi, à terme, démocratiser l’accès à la justice, à l’éducation, à la santé.
Ce mouvement linguistique, qui s’opère dans un climat de rupture avec la France – départ de l’OIF, retrait de la CEDEAO, réorientation des alliances –, n’est pas un rejet pur et simple. Il est un redéploiement. Une manière de dire : nous ne voulons plus être définis par l’extérieur. Nous avons nos mots, nos rythmes, nos structures. À vous de nous comprendre. Ou de nous perdre. Car le cœur de la souveraineté, c’est d’abord de nommer le monde à sa façon. Et les peuples de l’AES, en érigeant leurs langues en langues de la République, ne font rien d’autre que de rétablir un ordre ancien, trop longtemps bafoué : celui des cultures enracinées, résilientes, vivantes.
A.D
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