Face à ce qu’elle décrit comme une « guerre informationnelle », la confédération des États du Sahel déploie une stratégie inédite : contrôler le récit pour consolider son pouvoir. Plateforme médiatique commune, agences de presse harmonisées, journalisme « patriotique »… L’AES s’organise pour reprendre en main la narration sahélienne. Mais jusqu’où la lutte contre la désinformation peut-elle aller sans étouffer le pluralisme ?
Le centre d’information gouvernementale du Mali (CIGMA), en collaboration avec la Maison de la presse et la Direction de l’information et des Relations publiques des Armées (DIRPA), a organisé, jeudi 11 décembre 2025, un « panel de haut niveau avec les acteurs de la presse sur l’information et la communication dans un contexte de cabale médiatique contre le Mali« . Autour de cinq thématiques majeures, les professionnels maliens de l’information et de la communication ont débattu les différents contours de la désinformation et des rumeurs au Mali et dans l’espace AES. Leur objectif est de mobiliser l’ensemble de la presse pour la cause nationale et sahélienne en exhortant les journalistes à plus de professionnalisme.
Au Sahel, la bataille stratégique ne se joue plus uniquement sur les terrains militaires ou diplomatiques. Elle se déroule aussi dans l’espace informationnel. La confédération des États du Sahel (AES), née le 6 juillet 2024 à Niamey au Niger — et qui regroupe le Mali, le Burkina Faso et le Niger — entend désormais reprendre la main sur ce qu’elle nomme « le narratif », estimé central pour la souveraineté. À Bamako, Niamey comme à Ouagadougou, l’idée s’impose : pour exister politiquement, il faut d’abord contrôler la manière dont on raconte le monde. Car ceux qui maîtrisent l’information, maitrise le monde.
La « guerre informationnelle », nouvelle matrice politique
Dans les trois capitales sahéliennes, la désinformation est désormais présentée comme une menace stratégique au même titre que le terrorisme ou l’ingérence étrangère. En visite à Sikasso, en juin 2024, le président de la transition a expliqué les trois formes de terrorisme dont souffre le Mali, et par ricochet les pays de l’AES: le terrorisme avec violence armée, le terrorisme médiatique et le terrorisme économique.
Ces derniers mois, à travers l’imposition d’une pénurie du carburant au Mali, les sponsors étatiques internationaux du terrorisme, ont fait subir au Mali les deux dernières formes du terrorisme. Ce qui traduit leur échec cuisant sur le terrain de la violence armée.
Le ministre malien de la Communication, Alhamdou Ag Ilyene, parle d’« une bataille de souveraineté ». À travers cette formule, les autorités font de la communication un champ de confrontation géopolitique, justifiant une centralisation accrue de la parole publique. Selon ce récit officiel, riposter à la désinformation relèverait moins de la régulation médiatique que de la protection nationale contre des « campagnes orchestrées » visant à affaiblir l’AES.
Une plateforme médiatique pour “sahéliser” l’information
Cette doctrine a conduit à la création d’une plateforme numérique commune, conçue lors d’ateliers tenus à Bamako en août 2024. La future chaîne de télévision et de radio “AES” doit devenir la vitrine médiatique de la Confédération. Pensée comme des outils de « sahélisation » de l’information, elle concentrera la production éditoriale autour des priorités politiques des trois gouvernements.
Les contenus seront labellisés comme « fiables », selon la communication officielle — une manière d’opposer au foisonnement des sources en ligne un canal consolidé et maîtrisé. Dans les faits, l’initiative vise à repositionner l’AES dans le paysage médiatique international tout en offrant une alternative aux médias nationaux et internationaux jugés trop critiques et victimes généralement de « manipulation ».
La volonté d’harmonisation s’est renforcée en octobre 2025, avec la signature d’une convention liant les agences de presse du Mali, du Burkina Faso et du Niger. Pour les ministres de la Communication, cette intégration représente une étape décisive : il s’agit, selon eux, de « reprendre la parole » et de refuser que « d’autres parlent à la place » de l’espace sahélien. La ligne éditoriale commune sera « centrée sur la vision des chefs d’État », un positionnement assumé qui transforme les agences publiques en instruments politiques au service de la Confédération. L’accord prévoit également une mutualisation des contenus, une intensification des formations et un renforcement de la lutte contre la désinformation.
Le “journalisme patriotique”, nouvelle norme éditoriale
Cette stratégie s’accompagne d’une redéfinition du rôle du journaliste. Dans les trois États, les autorités défendent la notion de « journalisme patriotique », censée aligner l’information sur les intérêts supérieurs de la nation. Elle se traduit par des « omissions stratégiques” — l’absence volontaire de couverture d’événements considérés comme démoralisants ou politiquement nuisibles. Pour les gouvernements de l’AES, cette orientation est légitime dans un contexte de « guerre informationnelle » où la cohérence du message prime sur l’indépendance éditoriale.
La communication de l’AES ne se limite pas aux plateformes numériques. Elle vise autant les populations locales que la communauté internationale. À l’interne, les messages cherchent à renforcer la résilience sociale face aux crises et à consolider l’adhésion aux projets politiques de l’Alliance. À l’externe, l’objectif est de contrer ce que les dirigeants décrivent comme un « diktat narratif » de certaines puissances occidentales. Dans cette logique, les langues locales jouent un rôle central. Elles permettent d’atteindre des segments de population éloignés des médias formels et d’ancrer la légitimité de l’AES dans le tissu social.
Un triptyque d’objectifs : crédibilité, cohésion, contrôle
Trois ambitions structurent cette architecture communicationnelle. La première consiste à renforcer la crédibilité internationale de l’AES en imposant une parole collective homogène. La deuxième vise à approfondir l’adhésion interne en encourageant l’idée d’un destin partagé au-delà des frontières nationales. La troisième, plus sensible, cherche à contrôler l’espace informatif, en réduisant l’influence des voix discordantes — médias dits indépendants, ONG, observateurs critiques — dont les récits peuvent contrecarrer les messages officiels tout en défendant des intérêts d’acteurs étrangers.
Chiencoro Diarra
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