« En politique, les vertus ne sont pas toujours récompensées mais les erreurs se payent », rappelait souvent Léon Blum. Cette juste assertion d’un dinosaure de la pensée et de l’action politiques ne va-t-elle pas achever le Mali déjà suffisamment recru de malheurs ? En tout cas, le schéma de sortie de crise que les chefs d’Etat de la CEDEAO ont élaboré, le 28 août dernier, tient plus du carcan grossier que du cadre approprié pour une Transition bien calée sur les rails d’un retour à l’orthodoxie de la gouvernance légale et légitime au Mali.
En effet, la mise en œuvre de la Transition – telle qu’elle est décidée, articulée, et fixée dans un court délai de douze mois – équivaut à une très douloureuse chirurgie sans anesthésie. Dans le détail (lieu où le diable aime se cacher), les Présidents ouest-africains alignent les recommandations-phares que voici : aucune instance militaire ne sera au-dessus de l’Exécutif transitoire ; la feuille de route doit être appliquée et bouclée en une année etc.
Sur le papier, ces vœux-là sont aisément formulés. Sur le terrain malien, ce sont des travaux dignes d’Hercule. C’est à se demander si le Sommet extraordinaire de la CEDEAO a réfléchi sur le Mali globalement esquinté ou sur le Botswana politiquement pimpant et économiquement prospère ? Indéniablement, le communiqué de la CEDEAO survole les défis plus qu’il ne les laboure dans un pays où les casse-têtes sont légion.
Passons au peigne fin les faits têtus ! Si la Junte – affreuse, moche et vilaine soit-elle – n’avait pas fini le boulot, le rapport de forces aurait durablement et dramatiquement oscillé entre le Président IBK (chef des armées) et les frondeurs du M5 RFP. C’est dire qu’on est en face de putschistes civiquement méritants. Mieux, les militaires maliens sont perspicaces. À la différence de leurs lointains devanciers au Mali, au Niger, en Mauritanie et en Guinée après la mort de Sékou Touré, les tenants de la Junte de Bamako ont baptisé leur instance dirigeante : Comité National de Salut Public (CNSP). L’incontournable adjectif « militaire » a été contourné et remplacé par « national ». N’est-ce pas un bon signe qui appelle plus d’indulgence et moins de sévérité dans le blâme ?
Aux procureurs africains qui condamnent (sans appel) la Junte, je rappelle que l’armée perdait en moyenne 10 soldats par jour, entre Ménaka (vers le Niger) et Diabaly (frontière mauritanienne). Une comptabilité macabre qui n’additionne pas les pertes enregistrées dans la région de Mopti. Chaque semaine plus de 70 familles étaient endeuillées dans le pays, durant le mandat et demi du Président Ibrahim Boubacar Keita. Aux sévères juges sénégalais de la Junte (ceux qui critiquent sans mesure sur les plateaux de télévision) je rappelle que la perte d’une vingtaine de soldats à Mandina-Mancagne, avait suscité un émoi immense et, surtout, un déchainement de colère des Jambars lors des obsèques. Le Ministre des Forces armées d’alors, Cheikh Hamidou Kane Mathiara fut conspué par les soldats à bout de nerfs. Certes, la démocratie est belle et magnifique, mais elle n’a pas vocation à être le cercueil de la Nation.
Bien entendu, le coup d’Etat ou le pronunciamiento n’est pas une panacée. Il ne résout pas tous les problèmes latents et ne supprime pas tous les risques potentiels. Les uns sont intrinsèques à l’appareil militaire, les autres sont liés aux recommandations trop abruptes de la CEDEAO. Par exemple, la CEDEAO cultive une chimère en voulant ouvertement et constamment une éclipse rapide des auteurs du coup d’Etat. Certes les officiers putschistes nagent dans l’illégalité mais ne sombrent pas encore dans la folie. Accepter un quelconque sabordement du CNSP, c’est marcher tout droit vers l’abattoir. Faut-il rappeler à la CEDEAO que le coup d’Etat est un crime imprescriptible ; parce constitutionnalisé comme tel au Mali qui est un pays où la peine de mort n’est ni abrogée ni abolie dans le Code pénal ? Sans amnistie votée, qu’est-ce qui garantit aux putschistes que les dirigeants de la Transition n’appliqueront pas la Loi malienne en les trainant, sans pitié et avec raison, devant un peloton d’exécution ? Le destin du Général Diendéré et le sort du Capitaine Sanogo sont encore frais dans les mémoires.
Par ailleurs, le délai de la Transition est trop court. Il fallait, au vu des trois années avancées par la Junte, couper la poire en deux. Soit 18 mois ou un an et demi. Car les défis sont déjà là et les écueils seront bientôt là. Bref, la durée de la Transition devait être écourtée et non abrégée par la CEDEAO.
Au chapitre des défis, l’Exécutif transitoire aura du mal à organiser deux élections législative et présidentielle sur un territoire six fois plus vaste que le Sénégal. De surcroit, un pays qui a des milliers de déplacés fuyant les zones de combat. Un espace national mal contrôlé où des groupes armés sont en rodéos incessants et meurtriers. Il s’y ajoute que les putschistes ont hérité d’un ersatz d’Etat. Du coup, la pression de la CEDEAO et la brièveté du temps accoucheront d’une nouvelle et fatale contestation des résultats électoraux. Or le successeur d’Ibrahim Boubacar Keita devra impérativement jouir d’une légitimité en béton, au-dessus de tout soupçon et non d’une légitimité frappée d’infirmité au niveau du suffrage universel ou à l’échelle de la Nation.
Sur le registre des risques, une Transition longue et interminable risque justement d’embourgeoiser les jeunes officiers (aujourd’hui ascétiques et austères comme des moines, sveltes et agiles comme des félins), de les féodaliser, et de les incruster dans les entrailles d’un Pouvoir pourvoyeur de privilèges et de pognons. En outre, la nature humaine, les frustrations sous-jacentes, les ambitions difficiles à refouler et, notamment, le dérèglement de la hiérarchie militaire né du coup d’Etat et consubstantiel à tout putsch, vont vite faire le lit des épurations ou purges forcément sanglantes chez des hommes en armes. Le CNSP n’échappera à ce syndrome observé jadis au Mali et ailleurs : rude choc entre le Lieutenant Moussa Traoré et le Capitaine Yoro Diakité ; bras de fer entre le Colonel Seyni Kountché et le Commandant Sani Sido, duel tragique entre les Capitaines Thomas Sankara et Blaise Compaoré, violente collision entre Lansana Conté et Diarra Traoré etc.
Du reste, une anatomie de la Junte malienne dévoile un pot-pourri de profils au triple plan académique, psychologique et social. Les clivages de plusieurs ordres sont mal masqués par une architecture qui a les caractéristiques d’un iceberg et, surtout, un organigramme aux antipodes de la chaine de commandement normalement verticale. Le Colonel Assimi Goïta, chef du CNSP et chef de l’Etat, est aussi apolitique qu’une armoire. C’est un pur produit des théâtres d’opérations, éternellement affecté dans les unités de choc. Son port vestimentaire – malgré ses hautes et nouvelles charges – en fait foi. A-t-on jamais vu Goïta bien engoncé dans un costume rutilant ou un boubou bazin ?
Nettement dissemblables sont le Général Cheikh Fatamady Dembélé et le Colonel Sadio Camara. Le premier appartient à la caste des Généraux. En outre, il est le seul Général peu ou prou associé à la Junte. Longtemps placé à la tête d’une École Militaire à vocation africaine, le Général Dembélé appartient au Club (encore restreint au Mali) des Saint-Cyriens. Quant au Colonel Sadio Camara, sa formation a une teneur beaucoup plus…russe. Sur ces différences, se grefferont, à moyen terme, de sourdes querelles d’autorité et de préséance brutalement chamboulées, donc malmenées par les fonctions nationales que confère le CNSP. Qui est un organe bien au-dessus de l’État-major des armées. Cette situation est perceptible chez les Colonels Malick Diaw et Sadio Camara. Malick Diaw anciennement adjoint puis intérimaire à Kati, est, aujourd’hui, le numéro 2 de l’Etat, en sa qualité de Vice-Président du CNSP.
Question en guise de conclusion : le Sénégal doit-il être passivement pris en sandwich entre la charte communautaire de la CEDEAO et l’exceptionnelle relation bilatérale qui a valeur de cordon ombilical, au propre comme au figuré ? La réponse tient en trois mots : privilégier sans froisser. Le Sénégal doit conforter sans gêne ni complexe ses intérêts qui sont économiquement vitaux, humainement forts et géopolitiquement sensibles. Ce qui ne devrait point froisser la CEDEAO. Car, le Sénégal n’est pas le Ghana, pays habité par des Akan et des Ashanti. Un État non frontalier du Mali.
À Saint-Louis vivent des Konaré, des Cissokho et des Keita qui sont arrivés du Soudan français, dans le sillage de Paul Marty et de Faidherbe. N’est-ce pas l’une des raisons (parmi d’autres) pour laquelle le Sénégal a refusé d’affamer le peuple frère du Mali, par un blocus économique aveuglément et/ou émotivement décidé par la CEDEAO ? Toutefois, le déficit de réactivité est encore patent. Qu’attend le gouvernement de Dakar, pour inviter et recevoir le Colonel Malick Diaw, ce « Sénégalais » (avec ou sans guillemets) qui est le numéro 2 de la Junte de Bamako ? Les observateurs ont été ahuris de voir le Colonel Malick Diaw dans les Palais présidentiels de Ouagadougou et de Niamey, sans l’apercevoir sur l’avenue Roume…
Par Babacar Justin Ndiaye, philosophe sénégalais
Source : DAKARMATIN
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