Boubacar Haidara, Université Bordeaux Montaigne et Lamine Savane, Université de Ségou
La démission du président malien Ibrahim Boubacar Kéita (IBK), aux affaires depuis 2013, à la suite d’un putsch militaire qui s’est déroulé sans effusion de sang, vient conclure une séquence politique tumultueuse qui durait depuis plusieurs mois.
Les hauts gradés qui se sont emparés du pouvoir avec l’assentiment du principal mouvement d’opposition appellent officiellement la population à reprendre ses activités dans le calme et s’engagent à mettre en œuvre une « transition politique civile » et à organiser de nouvelles élections générales dans un délai qui n’a pas été précisé.
Comment en est-on arrivé là, et à quoi faut-il s’attendre dans un avenir proche ?
Plusieurs mois de contestation
En répondant massivement aux appels à manifester du Mouvement du 5 juin-Rassemblement des Forces Patriotiques (M5-RFP) – les 5 juin, 19 juin, 10 juillet, et 11 août 2020 –, les Maliens ont clairement et fortement exprimé leur colère contre la gestion « clanique » du pouvoir par IBK.
Dans un précédent article, nous avons traité des conditions de la mise en place de ce mouvement, ainsi que des revendications qu’il portait.
Si les deux premières manifestations avaient été pacifiques, l’avant-dernière a, quant à elle, semblé revêtir toutes les caractéristiques d’une insurrection et d’un début de révolution.
À l’appel de leurs leaders, les manifestants ont assiégé les locaux de la télévision nationale (l’ORTM) et occupé les différentes grandes artères, ainsi que deux des trois ponts reliant les deux rives du fleuve Niger qui traverse la capitale. Il s’agissait d’enclencher le processus de désobéissance civile qui avait été prononcé par les leaders du M5-RFP, afin de contraindre IBK à la démission.
Bien qu’annoncée (officiellement) pacifique par les leaders du M5-RFP, la manifestation du 10 juillet a fortement dégénéré sur le terrain, donnant lieu à des pillages, à la destruction de biens publics et privés, à des saccages de stations-service, etc. La plus emblématique des violences commises par les manifestants ce jour-là reste le saccage de l’Assemblée nationale, qui fut totalement pillée et incendiée. La réponse des autorités à la fronde fut jugée violente et disproportionnée, car ayant causé des morts (23 selon le M5-RFP, 11 selon les autorités maliennes) et une centaine de blessés. Dans ce climat de fortes tensions, plusieurs des leaders du M5-RFP ont été mis aux arrêts par le pouvoir. La situation avait atteint un point de non-retour.
Un président insensible aux demandes de l’opposition
Le M5-RFP s’était constitué autour de la demande de « démission du président Kéita et de son régime ». Mais l’imam Mahmoud Dicko, qui en représente la caution morale, avait difficilement fini par convaincre les autres leaders du M5-RFP – après ses multiples rencontres avec des ambassadeurs en poste à Bamako, les émissaires de la Cédéao, et IBK lui-même – de renoncer à leur exigence de démission du président.
Le mémorandum adressé à IBK, dont le contenu fut dévoilé le 1er juillet 2020, portait donc sur plusieurs autres points cruciaux : une réforme de la Cour constitutionnelle, afin que cette instance n’apparaisse plus comme l’instrument du pouvoir ; la dissolution d’une Assemblée nationale fortement contestée ; et la formation d’un gouvernement d’union nationale, avec un premier ministre de plein pouvoir qui serait une personne crédible et consensuelle aux yeux de l’ensemble des Maliens.
Le 8 juillet, contre toute attente, le président IBK, dans une troisième adresse à la Nation depuis le début de la crise le 5 juin, et après avoir reçu les leaders de la contestation, ne fit aucune concession concrète pour rassurer ces derniers. Il leur suggéra simplement de prendre contact avec la majorité présidentielle et de discuter avec celle-ci des modalités de sortie de crise. Ce positionnement fut perçu par les leaders de la contestation comme une manière de les dénigrer et de réduire leur combat politique à une simple recherche de positions personnelles. On pouvait déjà retenir de cette situation qu’IBK était assez loin de mesurer la gravité de la situation sociopolitique. Dès lors, sa démarche fut interprétée par les contestataires comme une manœuvre dilatoire visant à gagner du temps en espérant une implosion du mouvement. C’est à ce moment que le M5-RFP décida de rompre toute négociation et de revenir à son exigence initiale, à savoir la démission pure et simple d’IBK.
Après l’échec de la première mission de conciliation de la Cédéao, conduite par l’ancien président nigérian Goodluck Jonathan, cinq présidents de pays membres de l’organisation ouest-africaine ont été reçus à Bamako le 23 juillet 2020 pour échanger avec les protagonistes sur une possible sortie de crise. S’en est suivi un sommet extraordinaire, le 27 juillet, à l’issue duquel la Cédéao proposa plusieurs mesures et s’opposa fermement à toute idée de démission du président Kéita. En revanche, à défaut d’une dissolution de l’Assemblée nationale, elle recommanda à IBK de faire démissionner incessamment les 31 députés dont l’élection est contestée et d’organiser des législatives partielles ; de former un gouvernement d’union nationale ; et de reformer la Cour constitutionnelle qui se trouve au cœur de la crise postélectorale, en respectant les modalités qui avaient été suggérées par la mission conduite par Goodluck Jonathan. En outre, la Cédéao formulait l’exigence de voir ces différentes mesures entrer en vigueur avant le 31 juillet 2020.
En principe, la Cour constitutionnelle est composée de neuf membres dont trois sont proposés par le président, trois par le Conseil de la magistrature, et les trois derniers par le président du Parlement. La complication est que ce dernier figure parmi les députés dont la démission est exigée par la Cédéao. Celle-ci recommanda donc que ce soit l’opposition qui propose une liste de cinq à six noms, parmi lesquels le président de la République effectuerait le choix qui revient de droit au président du Parlement.
IBK échoua à faire démissionner les députés contestés (ou n’a-t-il même pas essayé de le faire ?). En outre, il recomposa la Cour constitutionnelle sans aucune concertation avec l’opposition, incorporant trois membres proposés par le président contesté du Parlement, Moussa Timbiné. En effet, le 11 juillet, IBK annonça la dissolution de la Cour constitutionnelle qui était au cœur de la crise, dans la mesure ou c’est elle qui avait entériné l’élection des députés contestés.
L’opposition attendait une véritable réforme de la Cour constitutionnelle, mais les changements annoncés se sont traduits par un simple remplacement de ses 9 membres, certains des nouveaux nommés étant très proches du gouvernement. C’est le cas d’Amadou Ousmane Touré, jusqu’alors directeur de cabinet du premier ministre Boubou Cissé, qui est devenu le président de la nouvelle Cour constitutionnelle. Une désignation vue par les opposants comme la garantie de la perpétuation des pratiques anciennes tant décriées. IBK procéda ensuite à la nomination d’un mini-gouvernement de six membres détenant les portefeuilles clés (affaires étrangères ; justice ; administration territoriale ; défense ; sécurité, économie et finance), en attendant que l’opposition se décide à intégrer le gouvernement.
Au final, IBK n’a réellement fait aucune concession. Le dialogue engagé entre l’opposition et le pouvoir avait donc perdu tout son sens. Les différentes actions (ou plutôt l’inaction) du président ont contribué à radicaliser les positions des contestataires.
L’entrée en action de l’armée
Une partie des manifestants et des leaders du M5-RFP ont alors bien conscience que les manifestations seules ne suffiraient pas à faire démissionner IBK. Oumar Mariko (membre du M5-RFP, ancien député et président du parti Solidarité africaine pour la démocratie et l’indépendance), qui se fait acclamer par la foule lors des rassemblements du M5-RFP, appelle régulièrement les militaires maliens à soutenir le M5-RFP, à « être des hommes » et à aider à libérer le Mali. Car le combat que le M5-RFP mène – selon lui et tous les autres leaders – est aussi un combat en faveur des militaires qui meurent au front parce que l’argent destiné à la fourniture d’équipement (ainsi qu’au versement des primes), est détourné.
Dès que les premières informations sur un éventuel coup d’État commencent à circuler, la jeunesse du M5-FRP demande aussitôt, via les réseaux sociaux, à tous ses soutiens de sortir massivement dans les rues et de soutenir l’armée.
Les militaires arrêtent simultanément IBK et son premier ministre Boubou Cissé. Le président contesté de l’Assemblée nationale, Moussa Timbiné, ainsi que plusieurs ministres des gouvernements actuel et précédent sont également interpellés. Le 19 août, vers minuit, le dernier discours du président IBK – dans lequel il annonce sa démission, la dissolution de l’Assemblée nationale et du gouvernement – est retransmis à télévision nationale, l’ORTM. Ce discours est suivi de celui des putschistes, réunis au sein d’un Comité national pour le salut du peuple (CNSP).
Ils y énumèrent toutes les revendications du M5-RFP (rappelant les contestations nées des élections législatives et dénonçant l’insécurité, le clientélisme politique, la gestion familiale de l’État, le détournement des deniers publics, la corruption de la justice, la crise de l’école, la mauvaise gouvernance et les tueries de manifestants du M5-RFP les 11 et 12 juillet). C’est au vu de tout cela que les putschistes ont « décidé de prendre nos responsabilités devant le peuple, afin d’éviter au pays de sombrer », expliquent-ils. Dès le lendemain de la chute d’IBK, le CNSP s’empresse aussitôt d’aller à la rencontre de l’imam Mahmoud Dicko, initiateur de la contestation et « autorité morale » du M5-RFP.
Et maintenant ?
Plusieurs constats émergent de cette situation troublée.
Il convient d’abord de souligner l’engagement de la jeunesse malienne dans la sphère politique. Cette jeunesse a, en effet, été le fer de lance de toutes les actions du M5-RFP. Rappelons que la classe politique malienne n’a subi qu’un renouvellement très limité depuis la démocratisation du pays en 1992. Le renversement du pouvoir d’IBK représente dès lors une réelle occasion de voir émerger de nouvelles figures sur la scène politique nationale.
D’autre part, cette dernière crise a semblé démontrer un éveil de la conscience du peuple, qui n’hésite désormais plus à exiger des formes de gouvernance qui lui conviennent. L’expérience de la prise du pouvoir par les militaires dans les États africains nous enseigne que ceux-ci ont souvent tendance à le conserver. Dans le cas malien, ce scénario semble très peu probable car le positif réside déjà dans le fait que le CNSP annonce d’emblée une transition civile, qui sera suivie d’une élection « dans un délai raisonnable ». https://www.youtube.com/embed/ktL2PvQvwCI?wmode=transparent&start=0
Si la communauté internationale (la Cédéao, les États-Unis, la France, etc.) a « condamné le coup d’État » et appelle au « retour rapide à l’ordre constitutionnel », l’opposition, quant à elle, se dit prête à travailler avec la junte. Choguel Kokala Maiga, le président du comité stratégique du M5-RFP, rejette la qualification de coup d’État et appelle tous les sympathisants du mouvement à sortir massivement le 21 août pour soutenir le CNSP, et pour montrer à la communauté internationale que le peuple malien est favorable aux militaires – manière, aussi, de faire implicitement pression sur ces derniers afin qu’ils ne soient pas tentés d’accaparer ce qui est brandi comme la « victoire du peuple ».
Il devrait revenir aux membres de la transition civile de statuer sur le sort réservé à IBK et à ses alliés politiques toujours détenus. En tout état de cause, compte tenu de son âge (75 ans) et de sa santé fragile, mais surtout au vu de la pression de la communauté internationale et, tout particulièrement, de la France, IBK pourrait rapidement être libéré et certainement assigné à résidence à son domicile de Sébénikoro où il a toujours résidé.
Boubacar Haidara, Chercheur associé au laboratoire Les Afriques dans le Monde (LAM), Sciences-Po Bordeaux / Chargé de cours, Université de Ségou, Mali., Université Bordeaux Montaigne et Lamine Savane, Docteur en science politique de l’Université de Montpellier/ATER; Chercheur associé au Laboratoire CEPEL (UMR 5112) CNRS, Université de Ségou
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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