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Féminicide : à l’origine d’un mot pour mieux prévenir les drames

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À Mérignac, à Hayange, l’actualité nous rappelle tous les jours ou presque le drame du féminicide, dont ont été victimes au moins 90 femmes en France pour la seule année 2020. Si le terme s’est aujourd’hui fait une place dans le débat public, pour qualifier des meurtres de femmes parce qu’elles sont femmes, il a mis du temps à s’imposer.

Le mot féminicide est entré pour la première fois dans un dictionnaire français, Le Petit Robert, en 2015, et a été hissé sur le podium de la lexicographie en 2019, devenant le mot de l’année, mais la réalité qu’il décrit ne date pas du XXIᵉ siècle.

Pendant des siècles, il a été occulté par les termes « crime passionnel », « drame de la séparation », « tragédie conjugale » ou encore « drame de la jalousie », autant d’expressions qui ont contribué à dédouaner les auteurs de crime et à ignorer que l’immense majorité des victimes étaient des femmes.

Vocable vagabond

La première apparition du mot féminicide reste incertaine. Il semble bien que le terme a été utilisé pour la première fois dans la seconde moitié du XIXe siècle. Dans Le Monde illustré, journal hebdomadaire, évoquant aussi bien l’explosion d’une mine de charbon que le quotidien d’un pêcheur à la ligne, Jules Lecomte, en février 1863, lance une formule neuve : le « lacet féminicide », suggérant que les femmes mettent la corde au cou des hommes, les bridant, les corsetant et les dominant. Une acception complètement à l’opposé de la définition actuelle du mot.

Par la suite, il apparaît, de manière presque inattendue, dans des périodiques. Ainsi, Le Rappel, dans une livraison du 31 octobre 1887, évoque les « fusillades conjugales et le féminicide », mais ici, si le mot est bien associé à la violence, il désigne une femme qui tire au revolver sur une autre femme avant de retourner l’arme contre elle. Il est difficile ensuite de suivre le cheminement du féminicide qui n’est pas alors une notion mais un vocable vagabond.

Très proche, le femmicide est lui attesté dès le début du XVIIe siècle dans une pièce de théâtre due à Paul Scarron, Jodelet souffleté ou les Trois Dorothée, joué pour la première fois en 1646 sur la scène du théâtre de l’Hôtel de Bourgogne à Paris. Le texte remanié en 1652 porte désormais comme titre Le Jodelet duelliste. Il s’agit d’une comédie. Le valet Jodelet dit à Don Félix, dès la scène I de l’acte I : « Là vos yeux travaillant à faire femmicide ». Le personnage rêve, comme un homme possessif, de brutaliser une femme.

Le femminicide s’apparente ici aussi au burlesque. Avec une double consonne le mot se retrouve encore au début du XIXe siècle sous la plume de Frédéric Soulié et Léo Lespès dans l’épilogue du Veau d’Or, publié dans la seconde moitié du XIXe siecle, puis finit par disparaître.

L’« uxoricide » ou le meurtre de l’un des époux

Quant au féminicide, il n’est pas loin de connaître le même sort. Dans une feuille confidentielle, Le Parti ouvrier, daté du 6 octobre 1888, on peut lire : « Fou-homicide – il faudrait dire féminicide ». L’auteur veut dire qu’il serait préférable d’utiliser fou-féminicide plutôt que fou-homicide.

Dix ans plus tard, La Petite Presse du 4 juillet 1899 parle d’un orateur féminicide se livrant à un véritable réquisitoire contre les femmes. L’idée de violence physique n’est pas automatique. C’est ainsi que Hubertine Auclert, la suffragiste qui montait presque « toute seule à l’assaut des préjugés », condamne, dans Le Radical daté du 17 novembre 1902, un projet de loi concernant le divorce, qu’elle qualifie de « loi féminicide ». Mot sans date certifiée de baptême, féminicide disparaît pratiquement à partir du début du XXe siècle et ne désigne pas le meurtre d’une femme par son mari.

Il est vrai que du côté des juristes, un autre mot, dont l’usage n’est pas systématique, désigne depuis le XVIIe siècle certains crimes dans la sphère conjugale : uxoricide (du latin uxor, uxoris, épouse). Dans un livre, traduit de l’allemand, Sur la noblesse et excellence du sexe féminin (Heinrich Cornelius Agrrippa von Nettesheim, 1537), un passage concerne les époux qui tuent leur femme.

Pierre François Muyart de Vauglans, un des juristes les plus importants de la fin du XVIIIᵉ siècle, lui consacre un développement dans Les Lois criminelles de France dans leur ordre naturel, publié en 1780. Il cite Étienne V, pape du VIIe siècle qui se désole de l’atrocité des conséquences du crime d’uxoricide et exige l’expiation du mari pendant tout le reste de son existence.

« Inacceptables attentats contre la personne humaine »

Au lendemain de la Révolution française et de la codification napoléonienne, l’uxoricide ne figure pas dans le code pénal. Cependant on le retrouve dans certains traités et articles spécialisés, mais il semble désuet, promis à une extinction rapide, même s’il apparaît sous la plume de César Lombroso, criminologiste italien, inventeur du « criminel-né », en 1887. Il ne désigne plus seulement le meurtre de la femme mariée, mais, indifféremment, celui de l’un des époux.

Quant au féminicide, il resurgit beaucoup plus tard, en 1976, lors de la tenue, du 4 au 8 mars, à Bruxelles, du Tribunal international des crimes contre les femmes. Simone de Beauvoir n’a pu faire le déplacement mais a envoyé un texte dénonçant les « inacceptables attentats contre la personne humaine ».

Vingt-six pays sont représentés et des journalistes en rendent compte. Un article de Ouest-France souligne : « À cette occasion est apparu un nouveau mot, féminicide » (numéro daté du 5 mars 1976). L’anthropologue Diana Russel, qui l’utilise pour la première fois en public, a confié qu’elle l’avait découvert en 1974, apprenant que la romancière américaine Carol Orlock préparait un livre qu’elle allait intituler ainsi.

Outil de qualification juridique

Le mot fémicide quant à lui apparaît en 1992 dans un ouvrage collectif non traduit en français, Femicide : The Politics of Women Killing dirigé par Diana Russell, Jill Radford et Jane Caputi. Le livre recense les meurtres commis contre des femmes en raison de leur sexe et met en lumière l’existence d’un « continuum des violences masculines contre les femmes » dont le point ultime est la mise à mort.

Si le mot ne fit pas l’effet d’une déflagration, il chemina à un rythme inégal en fonction des aires culturelles et politiques. C’est au Mexique, au début des années 2000, sous l’impulsion de l’anthropologue Marcela Lagarde y de los Rios, que le mot prend de l’épaisseur dans le contexte du pays et particulièrement à propos des assassinats de masse à Ciudad Juárez. À la tête d’une Commission d’enquête parlementaire, elle traduit le mot en espagnol : feminicidio.

L’intention est d’opérer une distinction avec homicide et d’en faire un outil spécifique de qualification juridique. C’est alors une manière de reconnaître leur particularité et de souligner l’impunité des auteurs. En Amérique latine, coexistent les deux termes – féminicidio et femicidio –, comme le souligne Ana Carcedo qui a coordonné une vaste enquête sur les meurtres de femmes en Amérique centrale de 2000 à 2006. Le mot est alors largement utilisé par les féministes sur tout le continent, puis par les diverses agences gouvernementales et internationales.

Ainsi l’Organisation des Nations unies, plus exactement l’Assemblée générale, avait émis le vœu de définir précisément les violences à l’égard des femmes. Il faut attendre la création de l’ONU femmes en 2010 pour que deux ans plus tard le terme de féminicide soit adopté.

Faire advenir une prise de conscience collective

De manière emblématique, le 12 mars 2013, Michelle Bachelet, ancienne présidente du Chili, devenue directrice exécutive de l’ONU Femmes, prononce un discours important. À son auditoire, elle indique :

« Nous sommes ici pour discuter de la plus extrême manifestation de violence à l’égard des femmes : les meurtres motivés par des préjugés basés sur le genre, également appelés “fémicides”. Nous sommes ici pour discuter des meurtres de femmes commis simplement parce qu’elles sont des femmes. »

Pour l’ONU comme pour l’OMS, le féminicide ou le fémicide, est un concept-outil permettant de sensibiliser l’opinion publique internationale et de faire advenir une prise de conscience collective.

Celle-ci vient à la faveur de la vague #MeToo à l’automne 2017 à la suite de l’affaire Weinstein qui secoue le milieu cinématographique hollywoodien. Les « briseuses de silence » livrent de courts témoignages sur les réseaux sociaux témoignant des regards, des viols, des agressions, des brimades, des injures… La réalité massive d’un phénomène social d’ampleur planétaire explose aux yeux et aux oreilles de tous.

Les médias s’en font l’écho, l’opinion publique s’en empare. Le seuil de l’inacceptable est franchi. Il prend d’abord la forme d’une comptabilité macabre, égrainée sur les réseaux sociaux, à la radio ou dans les journaux, des femmes tuées sous les coups de leur conjoint, forme ultime de la domination masculine. Désormais, elles ont un nom et un visage, elles s’appellent Alexia Daval, Marie Trintignant, Magali Blandin ou Chahinez Boutaa Daoud à Mérignac en mai 2021. Victimes d’un crime de propriétaire et de défaillances de la société, incapable de les protéger.

Lydie Bodiou, Maîtresse de conférence en histoire ancienne, Université de Poitiers et Frederic Chauvaud, Professeur d’Histoire contemporaine, Université de Poitiers

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

The Conversation

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