Accueil » Blog » A la Une » Dans les entrailles des garages de Bamako : l’apprentissage au prix de l’enfance

Dans les entrailles des garages de Bamako : l’apprentissage au prix de l’enfance

0 comments 146 views 5 minutes read

Derrière les bruits de marteaux et l’odeur d’huile brûlée, des enfants travaillent chaque jour, loin des bancs de l’école. Présenté comme une chance d’apprendre un métier, ce quotidien cache souvent des journées éreintantes, des salaires dérisoires et une enfance sacrifiée. Entre apprentissage traditionnel et réalité brutale, la frontière est mince, et beaucoup se demandent si ces ateliers forment vraiment ou exploitent les plus jeunes.

Dans un petit garage poussiéreux de Kabala, Abdoulaye Traoré, 13 ans, tient une clé presque trop grande pour ses mains. Il a arrêté l’école en 5e année. « Non, je ne vais plus à l’école. Mes parents n’avaient plus les moyens de payer ma scolarité. Maintenant, je viens tous les jours au garage, de 8h à 18h », confie-t-il d’une voix à peine audible. Autour de lui, d’autres apprentis comme Sidi Camara et Moustapha Traoré s’affairent sous les carrosseries cabossées.

Pour ces enfants, l’espoir se résume souvent à apprendre à réparer une moto ou fabriquer une porte pour, un jour, peut-être, ouvrir leur propre atelier. Quand on lui demande s’il est payé, Abdoulaye esquisse un sourire triste. « Je ne suis pas vraiment payé. Parfois, le patron me donne 1000 ou 1500 francs CFA quand il est content. Mais il dit surtout que c’est pour m’apprendre le métier », souligne-t-il. 

Des patrons entre traditions et justifications

Du côté des patrons, le discours est plus nuancé. À quelques rues de là, Demba Konaté, propriétaire d’un garage de réparations de motos à Kabala, explique pourquoi il accepte ces enfants. « Je ne les fais pas travailler pour les exploiter. Ce sont souvent des enfants du quartier, parfois orphelins ou de familles pauvres. Les parents eux-mêmes viennent me les confier. Je préfère les voir ici que dans la rue », explique-t-il.

Pour lui, il s’agit avant tout d’un apprentissage. « Moi-même j’ai commencé comme ça. Ce n’est pas facile, mais c’est comme ça qu’on devient un vrai réparateur. Je reconnais qu’ils travaillent dur, mais c’est pour leur avenir », nous confie-t-il.

À Tiebani et Kalaban Coro, même discours chez Mohamed Karembé et Malick Sidibé, tous les deux patrons d’ateliers en menuiserie bois. Tous affirment vouloir « occuper les enfants » pour leur éviter la rue, tout en leur transmettant un savoir-faire.

L’ombre d’une exploitation

Mais sur le terrain, la frontière entre apprentissage et exploitation est mince. Les journées dépassent souvent dix heures, parfois sous un soleil de feu ou au milieu de vapeurs toxiques sans aucune protection. Et quand la seule récompense est un billet de 1000 francs de temps à autre, difficile de ne pas y voir un rapport de force inégal.

« C’est dur. Parfois, je suis fatigué, j’ai mal aux bras, mais je dois continuer », raconte Sidi Camara, 14 ans, apprenti depuis un an. Sans contrat, sans couverture médicale et sans garantie d’être payé un jour, ces jeunes travailleurs restent invisibles aux yeux des lois et des institutions.

Pourtant, le Code du travail malien est clair : nul ne peut être engagé comme apprenti s’il n’a pas au moins 14 ans, ou 13 ans, s’il a terminé le premier cycle fondamental. Un décret précise même que les travaux légerssont les seuls autorisés entre 12 et 14 ans, et ce dans des conditions strictes : 2 heures par jour si l’enfant est scolarisé, 4,5 heures s’il ne l’est pas. Encore faut-il que ces règles soient appliquées.

Un système hérité et difficile à changer

La pratique de l’apprentissage précoce existe depuis longtemps au Mali. Elle repose sur une idée : former des jeunes à un métier artisanal pour qu’ils puissent, plus tard, gagner leur vie. C’est un héritage de l’éducation traditionnelle africaine, fondée sur la transmission orale et la formation sur le tas.

Pourtant, les conventions internationales, que le Mali a ratifiées – notamment la Convention n° 138 de l’OIT sur l’âge minimum et la Convention n° 182 sur les pires formes de travail des enfants – établissent que tout enfant de moins de 18 ans doit être protégé contre les travaux dangereux, notamment ceux pouvant compromettre leur santé, leur sécurité ou leur moralité.

Mais dans bien des ateliers de Bamako, ces principes restent lettre morte. Certains patrons tentent malgré tout de faire autrement. Malick Sidibé assure qu’il laisse parfois ses apprentis partir plus tôt pour apprendre à l’école. « J’aimerais qu’ils sachent au moins lire et compter », dit-il. Mais la plupart des enfants quittent l’école définitivement, sacrifiant le peu d’instruction qu’ils avaient.

Le silence des rues

Dans les quartiers visités, personne ne semble choqué. C’est la coutume, disent les uns. C’est mieux que de traîner, disent les autres. Abdoulaye Traoré, lui, ne rêve pas vraiment d’un autre avenir. « Moi, je veux juste devenir un bon mécanicien dans les années à venir », affirme-t-il.

Et pourtant, les chiffres parlent d’eux-mêmes. Selon l’OIT et l’UNICEF, 87 millions d’enfants travaillent en Afrique subsaharienne, souvent dans des conditions qui ne respectent ni leur âge, ni leur droit à l’éducation. Le secteur informel – garages, ateliers, chantiers – concentre une grande partie de cette main-d’œuvre invisible.

Une question qui dérange

Faut-il interdire totalement l’apprentissage dès le jeune âge ? Ou plutôt mieux l’encadrer pour le protéger ? Au Mali, des initiatives émergent timidement. Le Plan national pour l’élimination du travail des enfants a été adopté. Un arrêté récent a précisé les travaux légers autorisés pour les moins de 15 ans. Des efforts, certes, mais encore loin du terrain.

Pour ces enfants, le choix est rarement libre. Quand la misère frappe, le garage devient refuge autant que prison. Un endroit où l’on grandit trop vite, à force de vis rouillées et d’heures volées à l’enfance.

Et dans les bruits métalliques qui résonnent dans ces différents garages et ateliers, une même question plane : former ou exploiter ? Entre nécessité sociale, héritage éducatif et dure réalité économique, la ligne est plus fine qu’on ne l’imagine.

Ibrahim Kalifa Djitteye 


En savoir plus sur Sahel Tribune

Subscribe to get the latest posts sent to your email.

Veuillez laisser un petit commentaire pour nous encourager dans notre dynamique !

error: Le contenu est protégé !!