Au cœur d’un songe à la manière de Dostoïevski, les morts du Sahel se tiennent aux côtés des vivants. Honorés par la Nation, trois chauffeurs tombés sur la route livrent une vérité douce et grave, tandis qu’une âme perdue révèle le drame d’une jeunesse manipulée. Dans ce storytelling où la conscience collective se voit sommée de choisir son destin, Mikaïlou Cissé nous livre un message important.
Il existe des moments où le réel devient si lourd qu’aucune pensée consciente ne suffit à le contenir. Alors, seul le rêve – fragile, flottant, mais d’une vérité implacable – parvient à éclairer ce que le jour dissimule.
C’est dans cet entre-deux, à la frontière de la veille et du sommeil, semblable à ce que Dostoïevski fait vivre à son « homme ridicule », qu’une scène m’est apparue : un lieu sans temps où les morts ne s’effacent pas, mais demeurent, silencieux, veillant sur les vivants.
Apparition des chauffeurs disparus : la Nation reconnaît ses fils
Ils étaient là. Trois hommes dont la mort venait d’être redressée par la communauté. Burkinabè, ivoirien, malien, hommes simples mais essentiels, ils furent ceux qui, dans l’ombre des débats politiques, portaient la charge vitale d’approvisionner tout un pays en carburant.
Pour certains, la route fut leur dernier souffle. Le décret n°2025-820/PT-RM, hommage rendu à vingt-sept chauffeurs tombés dans l’exercice de leur mission, ne s’est pas contenté de reconnaître un sacrifice. Il a réintégré ces morts dans la grande mémoire de la Nation, leur restituant place, dignité, sens.
Leur présence dans ce rêve n’avait rien de spectral. Ils étaient debout, paisibles, comme si la lumière qui les entourait témoignait du respect retrouvé.
Les trois témoignages : trois morts, trois vérités, une même Nation
Zongo fut le premier à parler. Sa voix n’était ni amère ni brisée. Elle portait la sérénité de celui qui a compris. Il évoqua la nuit où son camion avait cessé d’exister, quelque part dans une zone reculée du sud malien. « Je suis arrivé enfin, dit-il, lorsque ma mort a été reconnue. Ma mère, mes enfants ne sont plus seulement les miens. Ils appartiennent désormais à une Nation entière, qui les élève au rang de pupille. »
Il semblait apaisé. Dans la pensée dogon, expliqua-t-il, la mort n’est pas un effacement. C’est un déplacement. Lorsque la société honore ses défunts, elle les sauve de la nuit sans mémoire.
Camara poursuivit avec une douceur infinie, celle d’un homme dont la mère a reçu une médaille portant son nom. Sa mort avait trouvé un sens dans la reconnaissance collective. La douleur était devenue transmission. Sa voix ressemblait à une bénédiction pour ceux qui restent.
Puis Cissé se tourna vers moi. Il raconta un pays qui recommence à respirer : les dépôts de carburant qui se reconstituent, les stations-service qui se stabilisent, les convois protégés qui reprennent la route. On sentait dans sa parole que leur sacrifice avait pavé la voie du progrès.
La route elle-même, disait-il, semblait vouloir la paix. Alors une quatrième silhouette apparut, hésitante, presque tremblante. Ce n’était pas un ancêtre paisible, mais un jeune homme perdu. Ses yeux n’exprimaient pas la mort, mais quelque chose de plus terrible : l’absence d’appartenance.
« Je suis mort aussi… mais personne ne m’attend », souffla-t-il. Sa vie avait basculé dans une lutte sans sens, manipulée, exploitée, avalée par la violence. Son errance était celle d’une génération désorientée, que certains nourrissent de colère pour l’utiliser comme instrument de destruction.
La réponse des chauffeurs : sagesse, responsabilité, lumière
Les trois chauffeurs se tournèrent vers lui, non pour condamner, mais pour élever. Ils lui parlèrent comme parlent les vieux sages du Sahel. Ils expliquèrent que la colère peut devenir conscience, que la rage peut devenir lucidité, mais seulement lorsqu’elle se met au service du bien commun. Ils dénoncèrent ceux qui manipulent le peuple, qui exploitent la souffrance des jeunes, qui alimentent les flammes du chaos pour étouffer l’espoir.
Cissé dit alors, d’une voix grave : « Ceux qui mangent dans le plat de ceux qui soufflent sur les braises de nos routes ne peuvent faire partie de la résistance. » Ces mots tombèrent comme un verdict moral, mais aussi comme un appel à la rédemption.
La révélation de la silhouette
La silhouette comprit. Elle comprit que sa mort n’était pas mémoire, mais rupture. Que les chauffeurs, eux, appartenaient désormais à la continuité du monde, nourrissant la Nation de leur sacrifice. Tandis que lui demeurait suspendu, sans lieu, sans sens, sans communauté.
Il découvrit ce contraste terrible :
– leur mort construisait,
– la sienne détruisait.
La lumière se referma autour de lui, comme pour lui montrer le chemin du retour à la dignité.
Retour à la réalité : un pays qui change
Lorsque le rêve s’effaça, la réalité reprit forme. Un Mali en mutation se tenait là, où les chauffeurs de carburant – vivants, debout – deviennent des acteurs essentiels de la souveraineté nationale.
Une société qui honore ses morts est une société qui élève son avenir. Le sacrifice de ces hommes s’inscrit désormais dans le mouvement profond d’un pays qui choisit de se reconstruire.
Ce rêve, à l’image de celui de l’« homme ridicule », était un avertissement : Le Mali doit choisir entre la responsabilité de la construction ou la confusion de la manipulation.
Car ces morts – burkinabè, ivoirien, malien – affirment d’une seule voix : Une Nation n’est grande que lorsqu’elle refuse de laisser mourir ses enfants, ni dans leur chair ni dans leur conscience. Et la silhouette errante renvoie un autre message : Un pays se détruit lorsque ses jeunes s’engagent dans des causes qui ne sont pas les leurs.
Ainsi va le Mali. Ainsi avance le vivant selon la sagesse dogon : non pas celui qui survit, mais celui qui construit.
Mikaïlou Cissé
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