Alors que les équilibres géopolitiques se redessinent en Afrique de l’Ouest, la Confédération des États du Sahel (AES) s’impose comme une expérience politique inédite. Dans cette tribune, le philosophe Mikailou Cissé analyse la portée historique et symbolique d’un projet qui rompt avec les tutelles anciennes et revendique une souveraineté endogène. Entre recomposition régionale, résistances extérieures et adhésion populaire, l’AES se présente comme la matrice d’un nouvel horizon politique africain.
Dans un monde où les puissances redéploient leurs influences sous des formes renouvelées, la dynamique sahélienne incarne une contestation vivante de l’ordre établi. Cette audace politique explique à la fois les résistances qu’elle affronte et l’espoir qu’elle suscite, bien au-delà des frontières du Sahel.
La recomposition géopolitique en cours ne s’appréhende pleinement qu’en la replaçant dans le désordre plus large qui traverse l’Afrique de l’Ouest. Tandis que l’Alliance des États du Sahel (AES) avance, étape par étape, vers une structuration confédérale appelée à devenir fédérale, l’ordre régional hérité révèle ses fissures, ses incohérences et ses renoncements. Ce contraste justifie la virulence des oppositions au projet autant que l’adhésion populaire qu’il suscite.
Nigeria : puissance régionale, fragilité interne
Le discours officiel sur le retrait français du Sahel illustre parfaitement cette duplicité stratégique. Loin d’un désengagement réel, il s’est agi d’un redéploiement spatial et doctrinal. Les forces spéciales françaises, opérant désormais depuis des pays côtiers comme la Côte d’Ivoire, exercent une influence directe sur les dispositifs sécuritaires de certains États, à l’image du Bénin.
L’armée béninoise, formellement nationale, s’insère ainsi dans une architecture de commandement et de renseignement exogène. Ce « départ » annoncé relevait davantage d’un geste médiatique, imposé par la pression populaire et l’effet politique de l’AES, que d’une rupture stratégique authentique.
Cette logique se prolonge dans l’espace nigérian. Présenté comme un pilier sécuritaire régional, le Nigeria révèle un paradoxe profond : capable de mobiliser sa puissance institutionnelle contre des menaces politiques extérieures, il demeure impuissant face à la prolifération de groupes armés sur son propre territoire.
Ces espaces, riches en ressources naturelles, sont devenus des économies de guerre exploitées par des bandes criminelles hybrides sous couvert d’idéologie religieuse, et convoitées par des puissances étrangères.
L’ambivalence du rôle américain
L’implication des États-Unis au Nigeria s’inscrit dans cette même contradiction. Leurs démonstrations militaires spectaculaires visent moins à protéger les populations qu’à sécuriser les corridors maritimes et les ressources au service d’intérêts géostratégiques. Leur incapacité persistante à prévenir les attaques contre les civils, les enlèvements de masse et les attentats dans les lieux de culte atteste de l’échec d’une approche purement sécuritaire.
Face à ces impasses, l’AES se trouve prise en étau entre des autorités voisines contestant la légitimité de ses dirigeants et des peuples qui, massivement, soutiennent ses orientations. Cette dissociation marque une rupture fondamentale entre la légalité institutionnelle défendue par certains États et la légitimité politique née de l’adhésion populaire.
Loin d’être une simple alliance militaire, l’AES est devenue un projet symbolique de réappropriation de la souveraineté, porté par des autorités locales trop longtemps reléguées au rang d’administrateurs de terrains d’opération.
Entre religion, politique et instrumentalisation du conflit
C’est dans ce contexte que se déploient des stratégies de déstabilisation plus diffuses. Le rôle de l’Algérie, jadis perçue comme un acteur central des processus de paix au Mali, apparaît aujourd’hui ambigu. La destruction d’un drone malien en mission de surveillance sur son territoire a été perçue comme une atteinte directe à la souveraineté sécuritaire malienne.
Plus récemment, l’émergence de discours et de mouvements prétendument « résistants », portés par des figures religieuses ou politiques marginalisées, s’inscrit dans une stratégie de fragmentation interne.
La sortie publique, en différentes langues locales, de l’imam Mahmoud Dicko illustre cette séquence. Longtemps érigé en autorité morale, il s’est révélé politiquement affaibli et prisonnier d’ambiguïtés dangereuses. Ses positions laissent entrevoir des proximités troubles avec des acteurs armés se réclamant du djihadisme ou de la rébellion. Cette confusion entre discours religieux, contestation politique et violence armée nourrit le terrorisme contemporain.
Une refondation politique et symbolique
En rompant avec ces ambiguïtés, l’AES assume une ligne claire : le djihadisme n’est ni une résistance ni une revendication sociale légitime, mais une entreprise de prédation instrumentalisée par des intérêts extérieurs.
En opérationnalisant la Force unifiée et en dénonçant le terrorisme médiatique, judiciaire et informationnel, ses chefs d’État affirment que la guerre se joue autant sur le terrain militaire que sur celui du récit et de la souveraineté symbolique.
Le sommet confédéral de Bamako a marqué une étape clé. L’adoption d’instruments institutionnels, la création d’organes financiers autonomes, la coordination diplomatique et la perspective d’un passage de la Confédération à la Fédération traduisent une volonté politique rare dans l’histoire contemporaine de la région.
Ce projet n’est pas une fuite en avant, mais une refondation. Là où les modèles importés ont fragmenté les territoires et déresponsabilisé les États, l’AES reconstruit une cohérence politique fondée sur la sécurité collective, l’autonomie économique et l’adhésion populaire.
L’enjeu dépasse le Sahel. Il pose à l’Afrique contemporaine une question centrale : peut-on déléguer indéfiniment la sécurité sans perdre la souveraineté ? L’AES esquisse une réponse radicale, imparfaite mais historiquement nécessaire : la stabilité ne s’impose pas de l’extérieur, elle se construit par des États assumant leur destin, en alliance avec leurs peuples.
Mikailou Cissé
En savoir plus sur Sahel Tribune
Subscribe to get the latest posts sent to your email.
