« Les fous de la cité, hommage à S. Kelly et DJ Arafat » est un texte d’un professeur ivoirien titulaire de poésie négro-africaine, écrivain-poète et dramaturge, essayiste et chroniqueur, concepteur du « Djelenin-nin. Pour toi mon Afrique » et de l’Ivoironie. En homme de lettres et de culture, le Professeur Emmanuel Toh Bi rend un excellent hommage, vibrant et plein d’enseignements sur la vie et l’art, à deux célèbres artistes musiciens du « coupé-décalé ». Deux jeunes artistes, qui se sont imposés avec leurs styles et différences, devenus des icônes pour des milliers de jeunes en Côte d’Ivoire et ailleurs comme au Mali. Et continuent de l’être même après leur décès à la fleur de l’âge. « La cité a besoin de ses fous », écrit-il.
« Ils sont toujours interpellants, ces citoyens d’exception, artistes d’une autre race, enjoliveurs plasticiens d’anticonformisme. Conclusion : la cité a besoin de ses “fous”.
ARAFAT et S. KELLY nous ont marqués, non… nous aurons marqué, substantiellement. Ils auront, peut-être, compris le sens, mieux, l’essence de l’art : déformer et fracasser le réel normatif du vécu social, à l’effet d’interpeller le citoyen, le mettant ainsi au procès de ses responsabilités. En clair, ce sont des personnages tragiques. Il s’en résout que l’art, toutes les fois qu’on n’a pas voulu le museler ou l’enfermer dans ses grandes tours corruptives de mise en scène mimétique et embastillante, et qu’on a voulu en vivre le contenu dans la vie pratique ou courante, on devient toujours tragique. Irréversiblement. Irrémédiablement.
ADN social, génétique référentielle, identité remarquable
La vie littéraire et philosophique nous en offre des exemples : Socrate face à la ciguë, Diogène le cynique face à Alexandre le Grand, Rousseau face à ses persécuteurs, Jean-Paul Sartre assis sur un tonneau devant les usines Renault en 1968, en soutien à la grève des ouvriers. DJ ARAFAT et S. KELLY [Parfait Francis Taregue — son vrai nom], en sont la matérialité dans le monde musical, celui du coupé-décalé, plus précisément ; ce genre musical étant lui-même celui des excès outranciers, du moins, à s’en tenir à l’ancrage spirituel initial du concept.
Et pour s’y prendre, nos artistes nommés n’y vont pas de main calculante de lucidité responsable : ils dégamment, tout simplement. Comme seuls dans leur monde. Endossant et prenant, au départ, les coups des critiques pierreuses, et pleuvant au vitriol. Et ce profil de mise à part, d’insistance dans l’impertinence, sans souci de repentance, ni de ressaisissement mental, leur draine des regards massifs d’admiration médiatique, se taillant ainsi un ADN social, une génétique référentielle, une identité remarquable.
Par l’entremise de leur vie, le dégammage devient national
Autant dire que, par l’entremise de leur vie, le dégammage devient national. De la drogue au buzz sur les réseaux sociaux, en passant par les scandales en direct sur les plateaux télé et scènes inédites, et mêmes propos parricides, tout y passe. Il l’a dit André Breton, chef de file du surréalisme, dans Nadja : “La beauté sera convulsive ou elle ne sera pas.” En d’autres termes, pour qu’il y ait beauté (artistique ou sociale), il faut qu’il y ait fracassement, bouleversement, chamboulement sans mesure. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que ARAFAT et S. KELLY, fracassent, chamboulent, bouleversent, dérèglent, déraillent. Et c’est peut-être une étoile missionnaire. Point n’est besoin de les imiter. Le vécu à succès de l’ordre décrit étant spontané et comme olympiennement commandité.
De décharge névrotique à la cité
La vérité, c’est que cette race d’artistes, certes, d’indisposition morale initiale, finissent par donner bonne conscience à la cité, et même, par l’équilibrer, au prétexte de la distraire. Ils deviennent la systématisation légale de notre vie profonde proscrite et, donc, irréalisable, du fait de l’éthique, des normes et des lois. Dans ce sens, pansant et soulageant la cité, ces personnages d’exception lui donnent d’être réconciliée avec elle-même, donnant ainsi aux citoyens de faire l’économie d’actes de hantise, qui auraient pu faire mal à la cité.
Résolument, S. KELLY et ARAFAT DJ ont servi ou servent de décharge névrotique à la cité, laquelle décharge névrotique lui est très curative. C’est une affaire de Freud [psychanalyste et philosophe allemand]. Et que c’est vrai ! Et que c’est réel !
Ahmed Bakayoko [défunt Premier ministre ivoirien] et Emma Lohoues [célèbre actrice ivoirienne] sont, aussi [de] cette catégorie de citoyens d’exception. Sans être artistes “de création”, eux [Ahmed et Emma] ont — eu — un mode de vie fondamentalement artiste, fou artiste. L’un est parti ; protégeons l’autre. La cité a besoin de ses fous ! »
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Cet hommage du Professeur Emmanuel Toh Bi a d’abord été publié sur son compte Facebook, au lendemain du décès de l’artiste S. Kelly, survenu le 25 août 2021 à Bouaké — des suites d’une maladie pulmonaire. Sahel Tribune a repris ce texte avec de légères modifications et touches de son éditeur Sagaïdou Bilal.
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