Les crises rythment l’histoire humaine. Elles ne sont ni des accidents ni des anomalies, mais des éléments constitutifs du devenir des sociétés. À l’heure d’un monde globalisé et fragmenté, cet article propose une lecture rationnelle des crises contemporaines à la lumière de la pensée de Karl Popper. Loin d’en faire une fatalité, nous y voyons une opportunité dialectique : chaque crise est un problème à résoudre, qui en appelle d’autres. Le progrès, dès lors, est moins une accumulation de solutions qu’une navigation lucide entre incertitudes. En croisant les apports historiques et contemporains, nous appelons à une éthique de la critique, condition nécessaire à la survie des sociétés ouvertes.
Aucune région du monde n’est épargnée. L’Europe vacille sous la montée des populismes et la guerre russo-ukrainienne. L’Amérique hésite entre repli identitaire et promesse technologique. L’Afrique se bat encore avec les séquelles de ses indépendances. L’Asie oscille entre croissance spectaculaire et tensions géopolitiques. L’Océanie, isolée, n’est pas moins concernée par le dérèglement climatique. Partout, des crises. Partout, une même sensation d’ébranlement.
La crise, structure permanente du devenir historique
Les crises ne sont pas nouvelles. Elles sont l’autre nom de l’histoire. Comme l’écrivait déjà Karl Marx dans le Manifeste du Parti communiste (1848), « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes ». Aujourd’hui, nous pourrions dire : l’histoire de toute société est l’histoire des crises.
La Révolution française de 1789 fut célébrée comme la fin d’un ordre. Elle n’annonçait pas une paix éternelle, mais inaugurait une série de convulsions : le Directoire, l’Empire, la Restauration, les révoltes ouvrières, mai 68, les Gilets jaunes. Le XXe siècle russe, des soviets à Poutine, n’a pas connu de répit. En Afrique, l’après-colonialisme n’a pas été un après-guerre. Il a pris les formes du néocolonialisme, du terrorisme, de la corruption, des révoltes avortées.
L’histoire n’est pas un fleuve tranquille. Elle est un champ de forces contradictoires.
Penser les crises comme matrice du progrès
Karl Popper, dans La logique de la découverte scientifique (1934), écrivait que « toute vie est résolution de problèmes » (Popper, 1973, p. 103), qui devient d’ailleurs plus tard le titre d’un autre de ses ouvrages. Cette phrase, simple en apparence, est le noyau dur de sa philosophie. Elle affirme que le monde n’est pas stable. Il est problématique. Et que la tâche de l’humanité n’est pas d’éliminer les crises, mais de les comprendre, les affronter, les dépasser.
Dans La société ouverte et ses ennemis, il critique les penseurs de la stabilité — Platon, Hegel, Marx — qui croyaient en une fin de l’histoire. Pour Popper, une société qui cesse de poser des problèmes est une société morte. « Il n’y a pas de solution définitive. Il n’y a que des problèmes mieux posés » (Popper, 1945, t. I, p. 190).
La dialectique des problèmes, une stratégie pour l’avenir
Popper ne propose pas une solution définitive aux crises. Il propose une méthode. Il faut identifier le problème, formuler des hypothèses, tester les conséquences, apprendre des erreurs. C’est une logique d’expérimentation permanente, de falsifiabilité. Et c’est cette méthode qu’il faut appliquer aux crises contemporaines : écologiques, sociales, géopolitiques.
Il ne faut pas chercher à éliminer les crises, mais à créer les institutions capables de les traiter. Cela suppose une société ouverte, où la critique est non seulement permise mais valorisée. Une démocratie, pour Popper, n’est pas celle qui élit un chef providentiel, mais celle qui peut le remplacer sans effusion de sang (Popper, 1945, t. II, p. 110).
Les crises comme horizon du politique
L’Afrique ne manque pas de crises. Mais elle ne manque pas non plus de ressources critiques. L’« arbre à palabres », la littérature postcoloniale, les traditions de négociation sont autant d’outils pour bâtir une société ouverte. Ce qu’il faut, c’est une refondation des élites : non pas des sauveurs, mais des rationalistes critiques.
Dans les contextes burkinabè, malien ou nigérien, il ne suffit pas de dénoncer le terrorisme ou la pauvreté. Il faut formuler les bons problèmes : pourquoi l’État est-il faible ? Pourquoi les élites sont-elles discréditées ? Pourquoi les institutions ne sont-elles pas falsifiables ? Réponse : la mauvaise gouvernance entretenue pendant des décennies. Les transitions dans ces pays sont en train de changer la trajectoire de l’histoire en effectuant un travail remarquable de refondation.
Nous devons nous résoudre à vivre dans un monde de crises. Mais cette résolution n’est pas résignation. Elle est une philosophie de l’action. Elle invite à une lucidité tragique et méthodique, comme celle de Popper. Elle suppose une révolution intellectuelle : faire du doute une vertu, de l’erreur une source d’apprentissage, de l’incertitude une opportunité.
On pourrait donc dire que l’avenir appartient non à ceux qui prédisent les crises, mais à ceux qui les transforment en chances. Et comme Popper l’a rappelé : « Nous ne savons jamais ce que nous faisons, car ce que nous faisons ne produit jamais ce que nous attendons » (La société ouverte, 1945, p. 295). C’est à cela que sert la critique : à continuer de chercher malgré tout.
Fousseni Togola
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