Home Art et Culture Patricia Gérimont : « Il faudrait un Thomas Sankara au Mali pour pousser la population à consommer local… »

Patricia Gérimont : « Il faudrait un Thomas Sankara au Mali pour pousser la population à consommer local… »

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Après la présentation de son livre, «Les teinturières à Bamako : quand la couleur sort de sa réserve », le vendredi 13 mars 2020 à TaxiBamako, Patrica Gérimont nous a accordé une interview autour de la teinturerie au Mali. Elle aborde notamment l’évolution de cette pratique ainsi que ses dangers sur l’environnement.  

Le Pays : Veuillez-vous présenter à nos lecteurs et abonnés

Patricia Gérimont : depuis 15 ans, je viens régulièrement au Mali. La première fois, c’était en décembre 2004. Mon compagnon de l’époque travaillait pour une ONG. Je suis venue le visiter. Pour ne pas rester seule en journée, j’ai demandé à faire un stage chez des artisanes teinturières.

Après deux jours, j’ai eu la grande chance d’être acceptée dans une famille de teinturières à Bolibana. J’ai commencé à apprendre à « attacher » les tissus auprès de Modibo Samaké qui a été mon maître et est toujours un ami proche.

Cette première expérience de 15 jours s’est poursuivie les années suivantes dans la mesure où un ami m’a encouragée à approfondir le sujet et m’a mise en relation avec un éditeur. C’est ainsi que je suis revenue à de nombreuses reprises de manière à mieux appréhender toute la chaine opératoire de la teinture artisanale du bazin et le contexte social et économique dans lequel elle s’inscrit. En octobre 2008, le livre est sorti chez Ibispress. Il s’est avéré rapidement être le livre qui comblait un vide dans la mesure où ce sujet n’avait pas été traité en profondeur précédemment, de par le caractère assez fouillé et précis de la monographie et par la description détaillée de toutes les techniques en usage.

Une teinturerie à Bamako. Crédit photo: Patricia Gérimont

Après cette première expérience, j’ai poursuivi mes recherches au travers de séjours au pays dogon où je suis partie à la rencontre de teinturières d’indigo, jusqu’en 2015. Le pays dogon est à ma connaissance, la seule région où l’on trouve encore des villages entiers de teinturières d’indigo. Ces recherches ont abouti à un livre coécrit avec une ethnologue française, Isabel Brouillet, qui malheureusement n’est toujours pas édité à ce jour.

En 2010, j’ai rencontré un cinéaste belge, Jean-Claude Taburiaux, avec lequel j’ai coréalisé un film documentaire sur le même sujet intitulé « Dames de couleurs » sorti en 2012 (production : centre vidéo de Bruxelles). Le film nous fait voyager entre Bamako et le pays dogon, à la découverte de la vie de deux femmes : Sanata, teinturière de bazin et Dicko Guiré, teinturière de pagnes indigo.

Depuis quelques années, je monte régulièrement des expos en Belgique et en France où je mets en valeur ces textiles maliens dont j’ai constitué une collection.

Pourquoi ce titre : « les teinturières à Bamako : quand la couleur sort de sa réserve » ?

« Teinturières à Bamako » : le livre décrit le fonctionnement d’une teinturerie artisanale à Bamako, centre névralgique de la teinture de bazin, la vie de ses acteurs (ils sont nombreux : les femmes teignent et les hommes « attachent » le tissu) et les différentes techniques de réserves utilisées pour créer les motifs sur les tissus.

Couverture du livre

En fait, les techniques décrites font, toutes, partie de la famille des teintures à réserves. Il s’agit de « réserver » le tissu, c’est-à-dire empêcher le colorant de pénétrer dans la fibre en comprimant à certains endroits le tissu par pliage, plissage, nouage, couture, broderie ou à l’aide de paraffine « bougie ».

Le sous-titre du livre est un jeu de mots : « quand la couleur sort de sa réserve »

Qu’est-ce qui vous a inspiré dans la teinture artisanale?

La teinture artisanale sur bazin m’a inspirée, car les « attacheurs », c’est-à-dire les hommes qui réalisent les « attaches », terme local pour désigner les réserves ont un très grand savoir-faire et les réalisations ont des qualités plastiques certaines.

Vous pensez que la teinture est une longue tradition. Parlez-nous de son histoire.

La teinture artisanale de bazin est l’héritière d’une longue tradition de teinture à l’indigo naturel (gala) qui s’est développée en Afrique de l’Ouest pendant un millénaire. Ces soixante dernières années, l’activité de teinture s’est redéployée à la faveur de l’importation des colorants synthétiques. La variété des couleurs proposées a permis aux teinturières de bazin d’actualiser les techniques anciennes de décoration, limitées antérieurement aux décors blancs sur fond bleu. Les motifs, fins ou au contraire très amples, sont réalisés sur le bazin blanc, un tissu damassé introduit en Afrique de l’Ouest lors de la colonisation.

Cette pratique, notamment la teinture à l’indigo, ne serait-elle pas menacée de nos jours par la montée du terrorisme au Mali ?

La teinture d’indigo telle qu’elle se pratiquait au pays dogon lors de nos recherches entre 2000 et 2015 n’était déjà plus traditionnelle dans la mesure où les teinturières locales ajoutent du colorant chimique (gala kiseni) dans leur canari d’indigo, et cela depuis les années 60. Seules les très vieilles femmes se souviennent de l’indigo naturel.

Sous l’influence d’un personnage d’origine bamanan, installé au pays dogon, la production a basculé depuis quelques années dans « le tout chimique », il travaille en effet à la manière des teinturières de Bamako avec du colorant chimique, de la soude caustique et de l’hydrosulfite de soude. Les teinturières locales pour la plupart ont abandonné leurs canaris et ont adopté ces méthodes aujourd’hui, car elles permettent de produire moins cher. Elles ne cousent plus les motifs en « réserve » à l’aiguille, mais font appel à des jeunes qui appliquent des pochoirs sur les pagnes bleus et les décolorent à l’aide d’une pâte composée d’eau de javel et de poudre à lessiver pour créer les motifs.

La situation d’insécurité régnant au pays dogon a appauvri les populations qui n’ont plus les moyens de s’acheter des pagnes faits « à l’ancienne ». De plus les pochoirs ont introduit de nouveaux motifs qui plaisent aux clientes.

En tant qu’activité économique et culturelle, la teinture peut-elle assurer l’autonomisation des femmes ?

La teinture artisanale a été un facteur déterminant d’autonomisation des femmes, depuis toujours. Mais le contexte actuel n’est pas favorable au développement de cette activité, les marchés (la clientèle) se faisant plus rares.

Patricia Gérimont, Dames de couleurs. Licence: Cinergie.be
Aujourd’hui cette pratique ne serait-elle pas en crise au Mali ?

Je vous ai décrit l’évolution au pays dogon qui est perçue différemment selon les points de vue, les valeurs.

Selon moi, il y a perte de savoir-faire et de qualité. Pour les clients maliens, il s’agit d’une nouveauté appréciée.

Dans le domaine du bazin à Bamako, le même phénomène qu’au pays dogon s’observe avec le développement de la sérigraphie, appelée localement « pintrini » ou VIP. => Presque plus de teintures à réserves ou bien des motifs en réserve plus facile d’exécution sur lesquels on sérigraphie des motifs avec des couleurs brillantes. Car la mode, et donc la clientèle, est dans une escalade à la brillance : brillance du bazin autrichien Getzner, de la couleur palmane et des motifs sérigraphiés argentés, dorés, etc.

Les attacheurs qualifiés ont tendance à disparaître ou à refuser de faire des « attaches » longues et complexes, car la clientèle ne (veut) peut en payer le prix. Donc, là aussi, un patrimoine de savoir-faire risque de disparaître.

Ne voyez-vous pas d’inconvénients à la teinturerie artisanale ?

La pollution par le rejet des eaux usées qui ne trouve aucune solution. Tout est rejeté dans les collecteurs qui vont directement au fleuve.

Le caractère « non durable » de cette activité dans la mesure où le bazin est un tissu importé, produit en Europe ou en Chine, alors que le Mali est producteur de coton.

Tous ces inconvénients dont je suis très consciente me mettent en porte à faux lorsque je valorise cet artisanat de bazin. Je ne vois pas de solution à court terme, si ce n’est une prise de conscience des populations elles-mêmes et une évolution des goûts. Il faudrait un Thomas Sankara au Mali pour pousser la population à consommer local et revaloriser les textiles traditionnels.

Source: Le pays

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