L’intelligence artificielle, fleuron technologique du XXIe siècle, redessine les rapports de force mondiaux. Derrière ses prouesses algorithmiques, se joue une bataille silencieuse entre puissances numériques, où se dessinent les contours d’un nouvel impérialisme. Et pendant que les États-Unis codent, que la Chine contrôle et que l’Europe régule, l’Afrique, elle, risque de devenir la terre promise d’une colonisation 4.0. Car dans cette nouvelle guerre froide digitale, les puces valent désormais plus que les peuples.
« Celui qui deviendra leader dans le domaine de l’intelligence artificielle sera le maître du monde. » Ce n’est ni un slogan marketing d’Elon Musk ni un vers d’un poète visionnaire, mais une prophétie glaciale signée Vladimir Poutine, lancée un matin de septembre 2017 devant un parterre de gamins russes aux yeux écarquillés. Trois jours plus tard, le très disruptif patron de Tesla surenchérissait : la quête hégémonique de l’IA par les nations, disait-il, serait la mèche qui allumera la Troisième Guerre mondiale. Rien que ça.
Six ans plus tard, le ver est dans le fruit. Les algorithmes s’invitent dans les champs de bataille, les conseils d’administration, les chambres à coucher, les urnes électorales, les cerveaux. ChatGPT, MidJourney, Sora, DeepSeek, Mistral AI et consorts n’ont pas seulement démocratisé l’accès à des outils jadis réservés aux élites cybernétiques : ils ont redéfini les rapports de domination. Car derrière l’élégance d’une interface en mode dialogue se cache une guerre silencieuse — plus feutrée qu’une invasion, mais tout aussi stratégique qu’un coup d’État.
L’empire des datas, ou la nouvelle Pax Digitalis
L’Intelligence artificielle n’est pas qu’un outil. Elle est l’infrastructure invisible d’un nouvel impérialisme : culturel, cognitif, civilisationnel. Jadis, l’Europe colonisait par la baïonnette et la croix. Aujourd’hui, les États-Unis conquièrent par l’algorithme et la plateforme. Google, Meta, Amazon. Ces noms sonnent moins comme des nations que comme des empires. À l’Est, la Chine n’est pas en reste. Son IA, résolument nationaliste, fonctionne à huis clos, alimente son crédit social, surveille ses minorités et infiltre ses marchés partenaires. C’est une IA de contrôle, là où l’Occident en fait une IA de persuasion.
Dans cette guerre froide 2.0, les armes sont silencieuses, mais leurs effets sont tonitruants : biais cognitifs intégrés, uniformisation des cultures, dépendances technologiques. Il ne s’agit plus d’exporter le rêve américain ou le modèle chinois, mais d’imposer des grilles de lecture, des standards, des normes implicites. L’IA décide déjà ce que vous lisez, écoutez, achetez, croyez.
L’empire d’hier, l’otage d’aujourd’hui
Quant à l’Europe, elle hésite. Entre rêverie régulatrice et réveil stratégique, le Vieux Continent semble ballotté entre Washington et Shenzhen. Certes, Bruxelles rédige des règlements, discute de l’« éthique de l’IA », mais pendant qu’elle légifère, les autres codent. L’Empire européen du droit s’épuise face aux codes sources des GAFAM et aux ambitions techno-militaires de Xi Jinping. Et si elle ne réagit pas, elle devra se résoudre à un rôle de vassal cybernétique — sous-traitant consentant de technologies conçues ailleurs, pour des objectifs qu’elle ne maîtrise plus.
Afrique, un continent à haute valeur d’entraînement
Et l’Afrique, me direz-vous ? C’est là que la fracture est la plus béante — et l’enjeu le plus brûlant. Car sur ce continent trop longtemps asservi par la dette, le franc CFA ou les rapports de force militaires, voilà que s’annonce une cyber-colonisation en bonne et due forme. L’Afrique, c’est un vivier de données brutes, une terre d’expérimentation pour IA en quête de bases d’entraînement linguistique, d’images, de voix, de comportements. On y numérise des services publics à coups de partenariats sino-américains, sans toujours en posséder les serveurs, ni comprendre les lignes de code. On y confie ses empreintes, ses visages, sa souveraineté.
Sans infrastructures souveraines, sans stratégie continentale coordonnée, sans modèle économique endogène, l’Afrique risque de n’être qu’un simple marché, un champ de tests, un gisement de datas. Or, qui possède les données façonne la pensée. Et qui façonne la pensée gouverne les peuples.
Puces contre peuples
L’IA n’est pas un outil neutre. Elle porte une vision du monde, des valeurs, des biais. Et elle est déjà, pour ceux qui l’ont conçue, un levier de domination globale. Si l’Afrique — et au-delà, le Sud global — ne veut pas subir le même sort que jadis sous les voiles des colonisateurs, elle doit construire ses propres serveurs, ses propres langages, ses propres modèles. Faute de quoi, l’histoire se répétera. Non plus à la pointe des baïonnettes, mais à travers des lignes de code.
L’impérialisme a changé de visage. Il s’appelle désormais Intelligence Artificielle.
Fousseni Togola
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