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Les grins à Bamako : institutions sociales entre héritage culturel et enjeux contemporains

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Dans les rues de Bamako, il suffit de faire quelques pas dans n’importe quel quartier populaire pour entendre le cliquetis des petites théières, le rire franc des jeunes et le murmure continu des discussions passionnées. Les grins, ces rassemblements informels autour du thé, sont devenus une véritable institution dans la capitale malienne. Espace de parole et de convivialité pour certains, fabrique silencieuse du chômage pour d’autres, le grin reste un phénomène complexe, révélateur des contradictions d’une jeunesse bamakoise en quête d’identité et de repères.

Les grins, ces cercles de discussion informels autour du thé, sont l’une des plus anciennes et vivaces institutions sociales du Mali. Leur origine remonte aux rites d’initiation traditionnels, notamment la circoncision collective, qui venaient renforcer entre jeunes des liens de solidarité existante de façon plus durable. Dans les milieux peuls, on les appelait le « Waldé », tandis que dans le milieu bambara, ils recevaient l’appellation de « ton ». 

Cette dynamique s’est prolongée à travers les « tons » du royaume de Ségou, véritables associations de jeunes encadrées par l’autorité coutumière et investie de fonctions communautaires, sociales et parfois militaires. Enracinés dans les principes de fraternité, de palabre et de discipline collective, les grins ont toujours joué un rôle structurant dans la socialisation des jeunes Maliens.

Avec l’urbanisation et l’ouverture culturelle des années 1960, et même bien avant depuis les années 1914, avec l’engagement obligation des Africains auprès de la France lors de la Première Guerre mondiale, les grins ont subi un véritable coup. A cela venait s’ajouter l’école française. Influencés ainsi par l’école, la musique, les soirées dansantes, les comportements du blanc, et l’habitude de « prendre le thé », ils sont devenus de véritables espaces de débats, d’entraide et d’intégration.  Aujourd’hui encore, bien que confrontés à de nouveaux défis comme la distraction numérique ou la superficialité de certains échanges, ils demeurent des lieux de cohésion sociale, ouverts à toutes les origines ethniques et sociales. 

Échanger l’actualité du pays et du monde entier

Le grin continue donc d’occuper une place centrale dans la vie sociale des jeunes, à Bamako. Du lever au coucher du soleil, ces petits cercles se forment et se défont au coin des rues, devant les kiosques, ou dans les cours des maisons. Garçons, souvent accompagnés de jeunes filles, y parle de tout, notamment de la politique, du football, des petites affaires du quartier, des problèmes familiaux ou des rêves d’ailleurs. 

« Le grin, c’est avant tout un espace de respiration », explique Aboubacar Sidiki Sogoba, un jeune diplômé sans emploi rencontré à Magnambougou. Théière fumante entre les mains, il décrit ces regroupements comme des lieux où l’on se libère du poids du quotidien. « Tout dépend de l’usage qu’on en fait. Quand on échange sur des opportunités, qu’on parle de projets ou qu’on s’informe, ça peut vraiment nous ouvrir l’esprit. Mais quand c’est juste pour tuer le temps, ça devient vite un cercle vicieux », déclare-t-il.

Pour Moumine Sidibé, étudiant en lettres modernes et fidèle participant d’un grin à Sébénicoro, c’est surtout « un moment de partage ». « Je viens au grin pour discuter, échanger l’actualité du pays et du monde entier. Ce n’est pas qu’on n’a rien à faire, mais c’est aussi un moyen de rester connecté, de savoir ce qui se passe », nous raconte Sidibé. 

Entre solidarité et perte de temps

Mais la frontière entre espace d’éveil et perte de temps reste mince. Dans la capitale malienne, nombreux sont ceux qui reconnaissent que ces regroupements peuvent aussi devenir un piège, où le temps s’écoule sans projet concret. « Si tu n’y fais pas attention, tu peux passer des journées entières à discuter, sans rien construire », admet Aboubacar Maiga, ajoutant que, « le grin devient alors une zone de confort, qui te tient loin de la recherche active d’un emploi ou d’une formation ».

Pourtant, certains y trouvent aussi des opportunités inattendues. « Même si tu as déjà un travail, au grin quelqu’un peut te proposer un boulot plus intéressant », raconte Moumine qui estime que ces rencontres, parfois anodines, peuvent déboucher sur des petits jobs, des collaborations ou même des projets associatifs.

Le regard des anciens

Dans le quartier de Sébénicoro, Mahamadou Sangaré, notable respecté, observe le phénomène avec un mélange de bienveillance et de prudence. « Les grins jouent un double rôle », analyse-t-il. « D’un côté, ce sont des lieux de dialogue et de solidarité entre jeunes. Mais de l’autre, dans certains quartiers, ils deviennent aussi des espaces où on perd son temps, sans activité productive. L’évolution dépend du contexte et surtout de l’encadrement », souligne-t-il.

Pour cet homme d’expérience, il ne s’agit pas de condamner le grin, mais plutôt de réfléchir à la manière de le transformer. « Si on organise des activités éducatives ou professionnelles au sein des grins comme des formations, des débats citoyens ou des ateliers, ils peuvent devenir de vrais leviers pour l’insertion des jeunes», propose le notable Sangaré.

Transformer le grin en tremplin

La solution, selon M. Sangaré, réside dans l’action concrète. « Former les membres du grin à faire quelque chose de productif, ou même transformer certains grins en coopératives dans l’agriculture, l’artisanat ou les services », indique-t-il, insistant que ces idées sont déjà timidement expérimentées dans certains quartiers périphériques de Bamako, mais elles restent encore marginales.

À Bamako, le grin est donc à la fois un miroir et un symptôme des difficultés de la jeunesse, notamment le chômage massif, le manque d’opportunités et le besoin vital de solidarité. Il incarne ce paradoxe dans un espace où l’on se sent libre, mais où le risque de s’enfermer existe aussi.

Un défi pour la jeunesse bamakoise

À l’heure où le chômage des jeunes reste l’un des défis majeurs du Mali, le grin pourrait bien devenir, selon l’attitude de ses membres et le soutien des acteurs locaux, soit un moteur d’espoir, soit un frein invisible. « Le grin n’est pas le problème en soi, conclut Aboubacar, c’est ce qu’on en fait qui compte ». En effet, il y en a qui ne se retrouvent au grin que durant la nuit. Après une journée chargée, ils se retrouvent au grin pour se dévoiler entre camarade avant de rejoindre le lit. 

Et sous le soleil de Bamako, entre deux gorgées de thé amer, l’espoir d’une jeunesse qui refuse de choisir entre liberté et avenir continue de se construire, grin après grin.

Ibrahim Kalifa Djitteye 


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