À l’heure où une large frange de la jeunesse aborde les examens et concours censés certifier les mérites de chacun, croit-on encore vraiment au bien-fondé de ces épreuves ? La réponse est sans doute… oui et non.
Non, au vu des critiques récurrentes des évaluations et des inégalités scolaires. Oui, quand on observe que les premiers intéressés (soutenus par leurs parents) se plient, sans trop broncher, à ces rituels de fin d’année, quand on voit que le poids exorbitant des diplômes sur les carrières professionnelles n’est guère contesté, ou encore, qu’en France comme en Europe, nous confions les rênes du pouvoir à des élites hyper diplômées…
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Face au problème crucial sur lequel butent toutes les sociétés – comment répartir les « places » et comment choisir ceux qui nous gouvernent –, nous avons, depuis la Révolution, estimé que la naissance, l’héritage de père en fils, ou une incertaine supériorité naturelle ne pouvaient plus prévaloir. Et c’est ainsi que nous avons mis en avant le mérite, et, pour trancher sur sa délicate définition, le mérite tel que mesuré par l’institution scolaire.
Une longue histoire
Le mérite est certes une idée bien plus ancienne. Toute une pensée philosophique s’est confrontée à ces questions redoutables, et, de Platon et Aristote à Confucius, elle a privilégié la figure du sage, savant parfois, mais surtout doté avant tout de solides vertus morales et civiques. Les élites devaient être capables de promouvoir le bien commun et les solidarités, ce que nous appelons aujourd’hui la cohésion sociale.
De leur côté, les religions (notamment l’éthique protestante, telle qu’étudiée par Max Weber) ont insisté sur le fait que nous sommes libres de faire le bien ou le mal, et que, dès notre passage sur terre, notre réussite est le signe de l’élection divine pour un salut dans l’au-delà, venant récompenser notre mérite.
Avec la Déclaration des droits de l’homme de 1789, une contradiction apparaît au grand jour : alors que les individus sont décrétés libres et égaux en droit, ils sont inégaux en fait, par les positions sociales auxquelles ils accèdent. La solution est de considérer comme acceptables des « distinctions sociales » fondées sur l’« utilité commune » : c’est selon leur contribution à la collectivité que les personnes vont voir reconnue ce qui constitue une définition en quelque sorte fonctionnelle du mérite.
Il reste que la mesure de l’apport au bien commun n’est pas immédiate, pas plus en tout cas que la vertu. La question de l’appréhension du mérite reste donc en suspens… Longtemps, en décalage avec l’héritage révolutionnaire, la solution de facilité a été de s’en remettre aux garanties des lignées familiales : elles assuraient les qualités de « bonne éducation », voire de sagesse et d’expérience, permettant d’accéder aux positions dominantes.
Les glissements du mérite moderne…
Mais, petit à petit, alors que les brassages de population entraînés par les guerres rendaient encore plus intolérables les inégalités de naissance, le développement économique et technologique a délégitimé plus encore les héritages familiaux au nom d’un besoin impérieux de compétences nouvelles. L’accès à l’éducation a été promu à la fois pour détecter les plus aptes et répondre aux exigences des métiers en expansion.
Si Jules Ferry, fondant l’école obligatoire, avait en tête essentiellement la formation du citoyen, l’explosion scolaire du vingtième siècle a répondu avant tout à un objectif de développement économique, dans un contexte de concurrence internationale. Le risque était alors que l’objectif de formation prenne le pas sur l’objectif d’éducation.
Le risque, car qui dit formation pour des emplois inégalement attractifs, et dit prévalence d’une optique sélective. Le seul critère jugé acceptable pour cette sélection, vu l’égalité postulée entre tous, c’est le mérite scolaire : il apparaît comme gage à la fois d’efficacité (puisqu’il permet de distinguer les plus aptes) et de justice sociale (puisque chacun va pouvoir faire ses preuves dans une école qui s’ouvre de plus en plus largement à tous).
Le mérite du « vieux sage » ou du croyant soucieux de son salut a laissé place au mérite du jeune polytechnicien talentueux dont l’économie a besoin, et dont la valeur marchande atteste de la valeur. Le mérite a progressivement perdu sa connotation morale. Mais le fonctionnement global de la société n’en est pas moins légitimé sur le plan éthique puisque l’institution scolaire est mandatée pour détecter et certifier les plus compétents, et qu’ensuite, les compétences seront rentabilisées dans les emplois, pour le plus grand bénéfice et des individus et de la société.
La justice réduite au mérite ?
Nourries par des sciences sociales en plein développement, les analyses critiques du mérite scolaire se sont multipliées. On a ainsi montré que les évaluations du mérite sont biaisées socialement – ce qu’elles appréhendent est l’objet d’héritages familiaux autant sinon plus que du travail scolaire de chacun –, et qu’elles ne filtrent qu’un sous-échantillon restreint de compétences.
La scolarité n’a rien d’une « concurrence non faussée » et ne parvient pas à donner les mêmes chances à tous comme le voudrait ce qui devient progressivement le principe de justice dominant : l’égalité des chances. De plus, la méritocratie s’avère socialement corrosive, car elle forge à la fois l’arrogance et la condescendance des plus instruits et l’humiliation et le ressentiment des moins instruits, alors même que, comme le soulignait John Rawls, il est douteux qu’on puisse prétendre mériter son mérite…
La critique reste néanmoins polarisée sur le degré d’accomplissement de la méritocratie : on dénonce l’étroitesse du recrutement social des écoles les plus prestigieuses, sans trop s’intéresser au fossé qui les oppose aux voies qui mènent aux emplois les moins qualifiés ou au chômage, bien plus fréquentées. On critique en fait plus les discriminations que les inégalités elles-mêmes, dès lors que ces dernières relèveraient du mérite.
Pourtant, il est difficile, pour les jeunes comme pour les adultes, de se passer du mérite : comment se motiver pour travailler, si l’on ne croit pas que ses efforts seront récompensés ? Comme le suggèrent certains psychologues, nous avons tous besoin de croire peu ou prou à un monde juste…
L’improbable égalité des chances
La méritocratie s’avère donc doublement fonctionnelle : pour la société, puisque les inégalités sociales, qui ne faiblissent pas, apparaissent justifiées, et pour les personnes (notamment les plus diplômées, qui se trouvent être aussi les élites dirigeantes), puisqu’elle apporte le confort moral de devoir son succès à ses seuls mérites.
Pour autant, il est impératif, que ce soit au nom du principe d’égalité ou pour des considérations d’efficacité économique, de revoir profondément la place que nous donnons au mérite, et à quel mérite, dans l’organisation de la société. Car aucun jeune ne devrait sortir de l’école disqualifié du fait de son absence de mérite scolaire, alors même qu’il existe une diversité de talents, négligée parce qu’un type particulier d’intelligence a pris une importance disproportionnée.
En même temps, on ne saurait renoncer à assurer à tous un bagage scolaire commun, et une éducation à toutes ces qualités et ces valeurs donnant à chacun la capacité à participer au bien commun. Ensuite, dans la vie professionnelle, il serait juste de ne pas rabattre la hiérarchie des emplois sur le mérite scolaire.
Comme le souligne Michael Sandel, la société serait plus bienveillante si on réalisait le poids du hasard ou de ce que l’on ne contrôle pas dans ce qui nous arrive, on serait plus solidaire avec ceux qui ont eu moins de chance… Remettre le mérite à sa place donc, et ne pas oublier que la justice passe autant, sinon plus, par l’égalité à l’école et dans la vie que par l’improbable égalité des chances…
Marie Duru-Bellat, Professeure des universités émérite en sociologie, Observatoire sociologique du changement, Sciences Po
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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