L’homme est devenu un véritable prédateur. Il s’autodétruit, à travers ses actions incontrôlées, et porte atteinte aux autres êtres. Dans un tel contexte de folie, il est plus qu’urgent de faire recours à des théories éthiques humanistes. C’est à ce travail que Oumar Djourté, étudiant à l’École normale supérieure (ENSUP) de Bamako, se livre.
Dans la mesure où les autorités américaines semblent oublier que ce sont les Américains noirs qui ont été à l’origine de la grandeur des États-Unis d’Amérique, nous sommes en droit de nous poser des questions sur leur degré de moralité.
La morale universelle de Kant
Le philosophe allemand E. Kant dans ses « Fondements de la métaphysique des mœurs » ne montrait-il pas que l’être humain doit, en principe, être une fin en soi. Autrement dit, la finalité dernière de tout acte que nous posons doit être la réalisation du bonheur de l’humanité tout entière. Ne soutenait-il pas dans la deuxième règle de sa morale : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. »[1]
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Kant veut montrer par là qu’en tant qu’être humain, nous devons imaginer la conséquence de nos actes, non pas sur un individu seulement, mais sur l’être humain, c’est-à-dire sur l’humanité tout entière. Le but ultime de nos actions doit être imaginé toujours dans le sens de la réalisation du bonheur de l’humanité. Contrairement aux êtres dépourvus de raison — qui n’ont qu’une valeur conditionnelle ou relative —, l’existence de l’être humain a par elle-même une valeur absolue qui, par conséquent, est une fin en soi. Donc, les êtres raisonnables sont des personnes, qui par suite ne doivent pas être considérées simplement comme un moyen, mais doivent être considérées aussi comme une fin en soi.
Obéissance à la loi
Et c’est seul l’être raisonnable, appartenant au « règne des fins », considéré comme une fin en soi, qui doit : « agir avec l’idée, que la volonté de l’être raisonnable qu’il est une volonté législatrice universelle »[2] comme l’énonce la troisième règle. Tel est le principe de « l’autonomie de la volonté », qui fait valoir pour le monde moral la conception rousseauiste concernant l’ordre social, qui sous-tend que l’homme doit se prescrire la loi à laquelle il obéit. Et l’obéissance à la loi que nous nous sommes nous-mêmes prescrite est la condition même de notre liberté, comme le précise bien Rousseau dans « Du Contrat social ».
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Dans ces conditions, peut-on dire que le racisme est une pratique universalisable ? Peut-il être son propre législateur ? Sûrement pas !
L’éthique de la responsabilité
Cependant, au-delà de la conception kantienne de l’éthique — basée uniquement sur les relations interhumaines —, celle développée par son compatriote Hans Jonas, est d’une originalité manifeste. H. Jonas, dans « Le principe responsabilité », développe un nouveau discours éthique contre ce qu’il appelle « l’éthique traditionnelle ». Cette « éthique traditionnelle ou classique »[3] mettait l’homme au centre de tout et ne visait que le plein épanouissement et la réalisation de ce dernier en tant qu’être humain. À l’opposé de celle-ci, H. Jonas met en place « l’éthique de la responsabilité ».
Cette éthique de la responsabilité s’occupe uniquement des relations interhumaines. Elle est une éthique d’immédiateté, de proximité et de simultanéité, du présent. C’est ce que Jonas illustre en montrant clairement que « La signification éthique faisait partie du commerce direct de l’homme avec l’homme, y compris le commerce avec soi-même ; toute éthique traditionnelle est anthropocentrique. »[4]
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Donc, nulle éthique traditionnelle ne nous instruit sur les normes du « bien » et du « mal » auxquelles doivent être soumises les modalités entièrement nouvelles du pouvoir et de ses créations possibles. La terre nouvelle de la pratique collective, dans laquelle nous sommes entrés avec la technologie de pointe, est encore une terre vierge de la théorie éthique, renchérit Jonas.
Éthique traditionnelle et éthique nouvelle
L’éthique traditionnelle était devenue inefficace face aux nouveaux défis. Car il fallait aller au-delà des questions intersubjectives. Sa caducité s’explique par le fait qu’elle ne dit rien sur les rapports que l’homme entretient avec le monde extrahumain ; sur les générations futures ; sur les nouvelles questions rendant l’homme lui-même objet de la technique. Et face à ce danger menaçant la survie de l’humanité en présence d’une éthique dépassée, s’est manifestée la nécessité de la mise en place d’un nouveau discours éthique pour pallier le problème auquel l’humanité faisait face.
En d’autres termes, dans la mesure où l’éthique traditionnelle manifeste son incapacité d’agir face aux nouveaux domaines qui s’ouvrent à l’agir humain. C’est-à-dire, dans la mesure où elle s’est montrée inapte à donner des solutions palliatives aux problèmes tellement colossaux qui se présentent aux humains. H. Jonas plaide pour l’existence d’une autre éthique :
[..] Il faut dire de l’éthique qu’elle doit exister. Elle doit exister parce que les hommes agissent et l’éthique est là pour ordonner les actions et pour réguler le pouvoir d’agir. Elle doit exister d’autant plus que les pouvoirs de l’agir qu’elle doit réguler sont plus grands ; et de même qu’il doit être ajusté à l’ordre de grandeur, le principe de l’ordre doit également être ajusté au type de ce qui doit être ordonné. C’est pourquoi des facultés d’agir d’un type nouveau réclament de nouvelles règles de l’éthique et peut-être même une éthique d’un type nouveau[5].
Donc, c’est suite à l’inefficacité de l’éthique traditionnelle que Jonas a pensé la nécessité de refonder l’éthique, de mettre à la place de l’ancienne une forme nouvelle. Et cette nouvelle forme qu’il appelle « l’éthique de la responsabilité », rend non seulement le « je » responsable du « tu », mais aussi de la nature extrahumaine et des générations futures qui se trouvaient sacrifiées dans l’ancienne, pour reprendre Ngenbele. Et ce nouveau type d’éthique va au-delà des relations humaines. Donc, on voit le champ de la responsabilité humaine s’étendre avec le nouveau discours que met en place Jonas. Contrairement à l’éthique classique, la nouvelle forme se veut une éthique qui se soucie de la sauvegarde de l’humanité et de la nature devant les menaces du danger lié à l’essor des progrès technoscientifiques. D’où l’impératif jonassien formulé positivement ou négativement en ces termes :
« Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » ou pour l’exprimer négativement : « Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie » ; ou simplement : « Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre » ; ou encore, formulé de nouveau positivement : « Inclus dans ton choix actuel l’intégrité future de l’homme comme objet secondaire de ton vouloir »[6].
Si dans l’éthique traditionnelle, la responsabilité de l’homme ne se limitait qu’aux relations intersubjectives, dans le nouveau discours éthique, l’homme devient responsable de la nature qui l’interpelle. La nature en tant qu’objet de la responsabilité humaine est certainement une nouveauté à laquelle la théorie éthique doit réfléchir.
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Alors, nous devons, pour reprendre Ngenbele, avoir conscience du futur en respectant le principe ou le commandement jonassien qui sous-tend : « l’obligation inconditionnelle d’exister de l’humanité. »[7]
À la lumière de l’éthique telle que conçue par H. Jonas, nous dirons que dans ce 21e siècle, le souci n’est plus au niveau du racisme et de surcroit au niveau de l’existence de l’homme, il concerne la responsabilité de l’homme face à la nature. L’être humain se trouve interpellé par la nature.
Oumar Djourté
[1] E. KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. Victor Delbos, Paris, Ed. Delagrave, 1976, p. 46.
[2] E. KANT, Op. cit.
[3] « L’éthique traditionnelle (classique, antérieure, du passé) est cette réflexion éthique qui a eu lieu depuis l’antiquité jusqu’à Kant ou de l’idéalisme allemand ou très probablement jusqu’à la publication du Principe Responsabilité ». Elle se caractérise par : « La neutralité face au monde extrahumain ; la prédominance de l’anthropocentrisme ; la stabilité du monde et l’immuabilité de l’identité humaine ; l’action et sa dimension d’immédiateté ». Voir J. MBUNGU MUTU, Éthique écologique et principe de la responsabilité. La théorie éthique de Hans Jonas face au progrès technoscientifique et à la crise écologique, Peter Lang, Frankfurt am main, 2010, p. 227-230, cité par Bertin NGENGELE dans « La question technologique à la genèse du discours éthique de Hans Jonas. Une lecture du Principe de Responsabilité », mémoire en philosophie, Faculté de Saint Pierre Canisius, R. D. Congo, 2013.
[4] Hans JONAS, Le Principe Responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, trad. J. Greisch, Paris, Cerf, 1992, p. 22.
[5] Hans JONAS, Op. cit., p. 45.
[6] Ibid., p. 30-31.
[7] Hans JONAS, Op. cit., p. 62.
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