Derrière le vertige de la performance algorithmique se cache un enjeu fondamental : l’autonomie intellectuelle face à la machine. L’Afrique ne peut se contenter d’être consommatrice passive de technologies conçues ailleurs. Former à l’intelligence artificielle, c’est d’abord apprendre à la décoder, la contester, la réinventer. Car une IA que l’on ne comprend pas devient vite un pouvoir que l’on subit. Et dans la bataille mondiale des idées, le vrai luxe ne sera pas d’utiliser l’IA, mais de savoir s’en servir sans s’y soumettre.
L’histoire de l’humanité est celle de ses inventions, mais aussi — surtout — de leur digestion. Après la machine à vapeur, l’électricité, la bombe atomique et le smartphone, voici venu le temps de l’intelligence artificielle. Une révolution sans visage, sans fumée ni tambour, mais d’une puissance de transformation égale à celle de toutes les précédentes réunies.
Et pourtant, dans bien des pays du sud, dont le Mali, c’est à peine si on l’évoque. L’IA ? Un tabou, un objet technologique mal identifié, qu’on utilise parfois en cachette, comme un produit illicite. L’ironie ? C’est que ceux qui l’utilisent le plus sont souvent ceux qui la dénoncent le plus bruyamment.
Quand la technologie fait peur à ceux qu’elle pourrait libérer
Il faut dire que les freins sont bien réels : connectivité faible, électricité capricieuse, infrastructures inégalitaires. Mais au-delà de ces obstacles matériels, il y a la peur du regard social, cette crainte de passer pour un incapable si l’on s’aide d’un outil algorithmique. Comme si utiliser l’intelligence artificielle était une preuve d’incompétence, alors qu’elle devrait être considérée pour ce qu’elle est : le prolongement de l’intelligence humaine.
Mais au fond, l’hostilité vient d’ailleurs. Elle vient d’un vieux réflexe anthropologique : la méfiance envers ce qui nous dépasse. L’homme a toujours redouté ses propres créatures. De Prométhée à Frankenstein, l’histoire occidentale est remplie de récits d’êtres humains punis pour avoir voulu rivaliser avec leurs dieux. L’IA n’échappe pas à cette mythologie.
Conditionnement global et réflexes coloniaux
Dans un monde façonné par des entreprises comme OpenAI, Google DeepMind ou Mistral, les puissances de l’IA sont avant tout cognitives et culturelles. Elles conditionnent nos modes d’expression, nos priorités intellectuelles, nos réflexes de recherche. Comme le notait déjà Aldous Huxley, « tous les comportements humains sont le fruit d’un conditionnement ». Dans cette perspective, l’IA devient un outil de formatage mental global.
Et c’est là que le bât blesse pour l’Afrique. Démocratiser l’IA dans un environnement historiquement relégué au second plan de la pensée mondiale, c’est risquer de substituer une nouvelle dépendance cognitive à l’ancienne domination coloniale. Si l’on ne forme pas les utilisateurs africains à penser l’outil, à le critiquer, à le maîtriser, on reconduit les anciens schémas sous des habits numériques.
Science sans conscience…
L’intelligence artificielle ne pense pas à notre place. Mais elle peut nous en dissuader. À force de déléguer le calcul, l’analyse, le jugement, on se rend peu à peu inutile à soi-même. Comme le disait Rabelais par la voix de Gargantua : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. »
C’est là le vrai danger : qu’une technologie censée amplifier nos capacités intellectuelles finisse par les remplacer. Et qu’à force de s’en remettre à la machine pour formuler ses idées, le cerveau humain désapprenne à les construire. Surtout dans les contextes où la conquête du savoir est encore récente, encore fragile.
Former pour ne pas subir
Il ne s’agit pas de diaboliser l’IA. Il s’agit de l’aborder avec lucidité. Ce que l’Afrique doit construire, ce n’est pas une dépendance aveugle, mais une culture de la maîtrise. Oui, l’IA est un levier extraordinaire pour accélérer l’éducation, améliorer les soins, optimiser l’agriculture. Mais elle ne doit jamais devenir un substitut à la pensée critique.
La priorité ? Former. Avant qu’il ne soit trop tard. Car dans cette course mondiale, il ne suffit pas d’être spectateur. Il faut comprendre la machine, pour ne pas lui obéir sans le savoir. Il faut lui parler sa langue, non pour lui ressembler, mais pour mieux l’utiliser à ses propres fins.
L’IA n’est pas une malédiction. C’est un miroir. Elle révèle notre désir d’aller plus vite, de faire mieux, de penser plus fort. Mais ce miroir peut aussi nous renvoyer l’image d’un monde qui délègue l’effort de réfléchir. À nous de choisir ce que nous voulons y voir. Et de décider, en toute conscience, si l’intelligence doit rester humaine.
Fousseni Togola
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