À l’ère de l’infobésité et de la manipulation numérique, une rééducation au doute critique peut aussi préserver notre rapport au réel.
Jamais l’humanité n’a été aussi informée — et pourtant, jamais elle n’a autant douté de ce qu’elle croit savoir. C’est le grand paradoxe de notre époque, celle où 4 milliards de messages circulent chaque jour sur Meta (ex-Facebook) et plus de 6000 tweets crépitent chaque seconde sur X (anciennement Twitter), selon Luc Ferry, philosophe français. Une époque où, près de 5,6 milliards d’êtres humains sont connectés à Internet. Et où chacun, smartphone à la main, est devenu potentiellement producteur de contenu, distributeur d’indignation, faiseur d’opinions. Le citoyen digital est à la fois l’encre et le papier. Mais l’encre coule vite. Trop vite.
Les nouveaux justiciers de la post-vérité
Dans cette marée d’informations, on appelle cela désormais « infobésité ». Un trop-plein cognitif, une overdose de contenus où le vrai se confond au vraisemblable, et où la désinformation prospère comme un virus qui mute sans cesse. On est submergé non pas faute de savoir, mais d’excès de ce que l’on croit savoir. Gaston Bachelard, philosophe français, ce sage à contre-courant, disait déjà que « l’esprit n’est jamais jeune, il a l’âge de ses préjugés ». Et dans un monde où la vitesse de propagation d’un mensonge surpasse de loin celle d’un correctif, les faits eux-mêmes n’ont plus le temps de se défendre.
Les vérificateurs de faits — ces fact-checkeurs —, recrutés comme les nouveaux justiciers de la post-vérité, peinent à suivre la cadence. Ils arrivent après la guerre, comme des médecins appelés au chevet d’un cadavre social. Car le mal est fait, viral, émotionnel. Et le lecteur ? Il a déjà partagé, commenté, jugé. Il a ressenti. Et ce qui est ressenti devient, pour beaucoup, plus vrai que ce qui est prouvé.
La « vérissimilarité »
À cela s’ajoute un autre malaise : la désinformation n’est plus seulement une œuvre de trolls anonymes ou de théoriciens du complot. Elle vient aussi « d’en haut », comme le souligne si pertinemment Myret Zaki. Elle s’installe dans les plis feutrés des institutions, des rapports estampillés « scientifiques », des think tanks commandités. Dans cette ère trouble, il devient légitime de se demander si la vérité est encore un objectif ou seulement une variable d’ajustement au service des intérêts dominants.
Mais alors, que faire ? Tenter de vider l’océan à la petite cuillère ? Réinitialiser l’esprit de milliards d’êtres humains ? Certainement pas. Le poids de cette tâche ne peut reposer sur les seuls épaules des fact-checkeurs. Il revient à chacun de nous de réapprendre à douter. Non pas ce doute stérile et méfiant qui alimente les théories complotistes, mais un doute lucide, éclairé, rigoureux — celui de Descartes. Considérer chaque information non comme une vérité établie, mais comme une simple plausibilité, une « vérissimilarité », pour reprendre le mot juste de Karl Popper. On croisant plusieurs sources d’informations, on ne peut que se rapprocher de la vérité, puisque l’indépendance véritable des médias devient de plus en plus un leurre. Aussi, les Etats commencent à comprendre l’enjeu en mettant en place des lois sur la cybercriminalité.
L’antichambre de la désinformation
« L’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des sujets que nous ne comprenons pas », prévenait encore Bachelard. Et si c’était là la clé ? Réapprendre à ne pas tout commenter, à ne pas tout croire, à ne pas tout partager. Remettre la lenteur au cœur de l’intelligence. Se méfier de l’immédiateté comme de la certitude.
Parce qu’en définitive, ce que révèle cette époque d’abondance informationnelle, ce n’est pas tant notre ignorance que notre paresse à penser. La désinformation ne prospère pas parce que nous ne savons pas. Elle gagne du terrain parce que nous avons cessé de vouloir savoir.
Fousseni Togola
En savoir plus sur Sahel Tribune
Subscribe to get the latest posts sent to your email.