Au Mali, la déconcentration de la délivrance de la fiche descriptive individuelle NINA est devenue un véritable fond de commerce pour certaines personnes. À la mairie de la commune V du district de Bamako, cette fiche, censée être délivrée sans aucun frais, est cédée à beaucoup de citoyens moyennant le paiement d’une somme variant entre 10 000 et 15 000 FCFA.
Instituée en 2006 par l’ex-président de la République, feu Amadou Toumani Touré (ATT), la carte NINA résulte du recensement administratif à vocation d’état civil (RAVEC), initié en 2009. Ce processus visait à enregistrer les Maliens aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur du pays dans le but de constituer une base de données biométriques et de leur attribuer un Numéro d’identification nationale (NINA). Selon le directeur général de l’Administration territoriale, au sein du ministère du même nom, Souleymane Amadou Sangaré, le NINA vise à assainir les documents d’état civil.
Déconcentration de la délivrance de la fiche descriptive individuelle NINA
À partir de novembre 2015, les autorités maliennes ont décentralisé le RAVEC à travers le déploiement, au niveau de chaque mairie, d’agents de collecte des données. Une manière d’assurer la pérennité du système de collecte des données et permettre « d’individualiser chaque personne physique ou morale par un numéro unique ».
Dans l’article 7 de la loi instituant ce document, il est indiqué : « Le Numéro d’Identification Nationale attribué à une personne physique est inscrit sur la carte nationale, la carte consulaire, le passeport, le permis de conduire, le carnet scolaire, le carnet médical, la carte d’électeur, la carte de séjour pour les étrangers, les documents des personnes morales et les actes d’État civil ».
En raison de l’importance cruciale accordée à ce document et des retards dans la délivrance de la carte Nina, les autorités maliennes ont donné la possibilité aux citoyens enrôlés de faire une demande de fiche descriptive individuelle, remplissant la fonction de la carte Nina. « Le Ministère de l’Administration Territoriale et de la Décentralisation, en vue de faciliter la délivrance des fiches descriptives individuelles NINA, a entrepris la déconcentration de leur remise à travers la mise en place de cellules techniques d’accueil citoyen (CTAC) », précise la Direction nationale de l’État civil.
Procédures pour obtention de la fiche
L’obtention de cette Fiche descriptive individuelle NINA est tributaire de la présentation du récépissé d’enrôlement, de l’extrait d’acte de naissance du demandeur, à un agent de la cellule technique d’accueil citoyen qui « remplit le fichier de données avec les informations fournies et remet un ticket de rendez-vous sur lequel figure le numéro d’identifiant du demandeur ».
À travers une plateforme dédiée, ces informations enregistrées sont ensuite remontées au responsable des cellules techniques d’accueil citoyen qui « traite les données et les met à disposition des différentes cellules ». Enfin les fiches sont imprimées par l’agence et sont remises aux bénéficiaires sans aucun paiement. « Aucun texte n’exige le paiement d’une somme pour bénéficier de la Fiche descriptive individuelle », précise M. Souleymane Amadou Sangaré.
Violation de principe
À la mairie de la Commune V du district de Bamako, ces procédures sont peu suivies. Cette fiche descriptive individuelle est livrée à certains citoyens contre le versement d’une somme allant de 10 000 à 15 000 FCFA.
Vu le nombre croissant de citoyens dans le besoin de cette fiche, on observe généralement devant ce centre d’état civil une véritable file indienne. Pour espérer obtenir le précieux sésame, certains arrivent dans ce centre depuis 3 h du matin. Le plus souvent, se réveiller tôt le matin ne suffit pas aussi pour obtenir l’inscription sur la liste du jour qui ne retient généralement qu’une quarantaine de personnes, à en croire un jeune homme que nous avons rencontré devant cette mairie. Ce dernier avoue être sur place depuis 3 h : « Je suis venu trouver que la liste est arrêtée. On m’a demandé de repasser demain ».
Le prochain jour, malgré qu’il soit arrivé à 2 heures du matin, il n’a pas obtenu la liste. Il confie d’ailleurs que ce fut le même scénario pour son frère qui lui a parlé d’un « raccourci » pour obtenir cette fiche sans avoir besoin de se réveiller tôt.
Ce raccourci, à en croire Moussa, un autre témoin qui accompagnait deux de ses frères n’est rien d’autre que ce réseau mafieux qui négocie les demandes de fiches descriptives individuelles NINA. « Nous avons obtenu le numéro d’un monsieur au sein de la mairie de Torokorobougou qui aide les gens à avoir leur fiche individuelle à 10 000 FCFA », souligne-t-il. Avant de préciser : « Pour mes deux frères, nous lui avons payé 20 000 FCFA. » Il indique lui avoir remis, en plus des 20 000, 10 000 FCFA, en raison de 5000 FCFA pour chacun des demandeurs.
Juste moins d’une semaine
Les 20 000 FCFA sont à l’agent de la cellule chargé de la réception des dossiers et de leur traitement. Quant aux 10 000, ils reviennent au sous-traitant.
Une fois le paiement effectué et les documents remis, le sous-traitant donne un rendez-vous d’une semaine. Autant dire qu’il n’y a pas de délai fixe.
Nous nous sommes fait accompagnateur d’un jeune homme rencontré dans ce centre et qui a accepté de jouer le jeu avec nous. Ainsi, en nous déguisant, nous avons vite réussi à nous rapprocher d’un membre du réseau. Celui-ci explique sans détour que pour éviter de passer la nuit devant cette mairie, « il existe une voie de contournement ». Et d’être on ne peut plus clair : « Il suffit de m’amener tes dossiers plus 10 000 FCFA et dans une semaine, tu reviens récupérer ta fiche ».
Après le dépôt des dossiers, le lendemain, le jeune homme a été appelé pour récupérer sa fiche.
Contactés, les agents du centre ont préféré nous renvoyer vers le ministère de l’Administration territoriale et de la Décentralisation.
Une adresse e-mail dysfonctionnelle
Si l’obtention de cette fiche descriptive individuelle continue d’être un cauchemar pour les Maliens, c’est aussi parce que le gouvernement malien n’arrive pas à obéir à certains de ses engagements. Une adresse email (fidi@ctdec.ml) avait été communiquée à travers la chaîne de télévision nationale (ORTM1). Cela afin de permettre à « chaque Malienne et Malien d’avoir sa fiche individuelle par internet et disposer rapidement de la pièce y référant ». Mais cette adresse est quasi dysfonctionnelle. Nous l’avons testé à plusieurs reprises sans réponse. À la question, le directeur général de l’Administration territoriale affirme ne rien savoir concernant cette adresse. Toutefois, il existe une plateforme de demande, ctdec.ml, mais qui semble peu connue.
Selon l’ex-ministre de l’Administration territoriale, de la Décentralisation du Mali, Ousmane Sy, ces situations autour de la remise de cette fiche descriptive individuelle NINA relèvent juste d’une mauvaise organisation de l’État. Une situation qui fait que, explique-t-il, chacun passe la journée à dribbler cet État. Toutefois, il juge important que les administrations maliennes évoluent vers une pleine implication des nouvelles technologies dans leur système de gestion. Il est convaincu que cela permettra plus de traçabilité et contribuera à la lutte contre la corruption.
Fousseni Togola
Cette enquête a été menée dans le cadre du projet Kenekanko financé par l’Union européenne. Kenekanko est une plateforme de lutte contre la corruption mise en place par Tuwindi, Amnesty International et Free Press Unlimilited. À travers kenekanko.com, les citoyens peuvent alerter les médias partenaires du projet sur des cas de corruption ou de crime économique au Mali.
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