La levée du blocus sur Farabougou (dans la région de Ségou), l’arrivée de 1200 soldats tchadiens dans le Liptako-Gourma ainsi que les accusations de bavures contre la force Barkhane, etc. C’est les questions que nous abordons avec Dr Yacouba Dogoni, enseignant-chercheur au département de sociologie à la Faculté des sciences humaines et des sciences de l’éducation (FSHSE) de Bamako.
Phileingora : Quelle analyse faites-vous de l’intervention du Haut Conseil Islamique à Farabougou ?
Yacouba Dogoni : ce geste est salutaire parce que la population de Farabougou était prise au piège par les djihadistes et même les chasseurs. Une situation qui empêchait les habitants de vaguer à leurs occupations. D’autres problèmes sociaux surgissaient également.
Ce qu’il faut comprendre dans la situation de cette zone, c’est que nous tendons vers une problématique religieuse parce que de plus en plus les djihadistes prônent la vertu religieuse. Le haut conseil islamique, qui n’est pas à sa première intervention dans ce sens, est donc dans ses droits. Car si le problème est religieux, la solution ne peut être que religieuse. Le plus important est qu’il ait réussi à résoudre cette crise.
La levée de ce blocus permettra de relancer les bases du développement économique. Les populations pourront ainsi avoir accès aux services sociaux de base, certaines infrastructures pourront également être renforcées.
Pensez-vous que cette crise de Farabougou est définitivement résolue ?
Dans cette zone, il est important qu’il y ait une rencontre beaucoup plus formelle, un cadre beaucoup plus idéal et dans un espace beaucoup plus ouvert au dialogue pour une résolution définitive de ce conflit.
Mais si au lieu de cela, on autorise les groupes djihadistes à faire des prêches dans la ville, alors il faut se dire que le problème ne serait pas résolu. Car si les citoyens n’adhèrent pas aux idéologies de ces hommes, il pourrait y avoir des actes de répression. C’est pourquoi il serait important que l’État prenne toutes ses responsabilités pour recadrer tous les acteurs qui interviennent dans la localité en les inculquant les valeurs de la laïcité.
Quelle est votre appréciation de l’arrivée du contingent tchadien de 1200 soldats pour le renforcement de la sécurité dans le Liptako-Gourma ?
Cette arrivée pourrait contribuer à la stabilité de la zone. Mais il convient de rappeler que les Maliens n’ont pas oublié ce qui s’est passé en 2013. Cette armée tchadienne avait beaucoup d’histoires à Kidal, notamment à Aguelhoc.
Après la libération des différentes villes, Gao, Tombouctou, etc., l’armée tchadienne s’est retrouvée seule avec l’armée française dans la région de Kidal. Qu’est-ce que ces armées faisaient dans cette zone ? Beaucoup de questions se sont posées autour de cette situation.
Pensez-vous que cette intervention est purement « géostratégique » ?
Aujourd’hui, la force Barkhane concentre de plus en plus ses efforts sur la zone des trois frontières. C’est la raison pour laquelle je pense que cette nouvelle intervention ne serait qu’une stratégie pour appuyer Barkhane. Ce qui m’amène à parler plutôt de mercenaires (des gens recrutés par la France et mis au service de l’armée française) que d’armée tchadienne.
Nous sommes dans une perspective géostratégique. À ce titre, on ne peut pas exclure l’hypothèse selon laquelle l’armée tchadienne vient appuyer la force Barkhane.
Les « termes d’intervention » ne sont donc pas clairs selon vous ?
Si c’est pour sécuriser le Liptako Gourma, il doit forcément y avoir une coordination des opérations entre l’armée malienne et l’armée tchadienne. Ces opérations doivent être dirigées par le commandant de la zone qui ne sera pas choisi en dehors de l’armée malienne.
Il faut donc éclaircir les termes d’intervention. Cette intervention ne doit pas se concentrer sur une seule zone comme l’armée française l’avait fait à Konna avec l’opération Serval. Une opération qui a d’ailleurs permis aux groupes djihadistes d’occuper les régions du centre. Cela parce que la stratégie adoptée n’était pas adaptée.
À quoi faut-il s’attendre si cette intervention se concentrait sur une seule zone ?
Au lieu de contribuer à la sécurisation du Liptako-Gourma, elle contribuera à la dissémination des groupes djihadistes. Si les opérations ne sont pas bien coordonnées, on risque de voir encore des groupes envahir davantage la zone.
N’oublions pas surtout que l Liptako-Gourma est une zone stratégique, une zone tampon. La France, engagée dans des exploitations de ressources minières au Niger aussi bien qu’en Mauritanie, a besoin de plus de sécurité dans la zone du Liptako-Gourma afin de réussir ses activités. L’armée tchadienne vient dans ce cadre pour lui prêter main-forte.
Cette intervention a lieu surtout pendant une période difficile pour la force Barkhane qui est accusée de plus en plus de bavure. S’agirait-il d’une simple coïncidence ?
Ce sont ces mêmes reproches, qu’on faisait à l’armée malienne, qui ont contribué à la création de beaucoup de milices au centre du Mali. Aujourd’hui, nous sommes en face d’un fait similaire.
Si aujourd’hui on parle de plus en plus de bavure, d’exaction, c’est pour pousser la population à la révolte contre une armée française qui est mal vue au Mali parce que l’objet et les résultats de son intervention ne sont pas appréciés par le peuple malien qui aspire à la paix et à la sécurité, que cette force était censée lui en procurer.
Au Mali aussi bien que dans le reste du sahel, on parle de plus en plus de l’implication des civils dans la gestion de la crise sécuritaire. Quelle est votre position à ce sujet ?
Les civils sont incontournables dans la gestion de la crise sécuritaire. Sécuriser n’est pas toujours de prendre les armes. C’est aussi prendre en compte les aspects sociaux qui ne peuvent être gérés que par des civils.
Il faut une implication effective des populations de la localité. Cela ne doit pas se faire sur la seule base des renseignements fournis. D’ailleurs, généralement, ceux qui vont sur cette base se retrouvent assassinés par des groupes djihadistes.
Alors à quoi doit donc consister cette implication des civils ?
Il faut permettre à la population de se sécuriser, c’est-à-dire lui permettre de s’organiser en groupes d’auto-défense. On se rappelle le conflit dans les régions du Nord ainsi que du centre où il y a eu des initiatives locales de sécurité qui ont porté des fruits.
Nous devons aller vers une décentralisation de la sécurité. Un aspect qui n’est pas pris en compte dans la politique actuelle de sécurité au Mali. À travers cette décentralisation, on adoptera une approche par proximité. Cela voudrait dire que les décisions concernant la sécurité ou la paix viendront des gouverneurs des régions, des présidents des conseils régionaux ainsi que des élus locaux au niveau des cercles et des communes. Cela permettra à ceux-ci d’avoir leur propre armée ainsi que des équipements de sécurité afin de pouvoir sécuriser la population de plus près.
Cette décentralisation ou même régionalisation permettra d’avoir au moins 20 militaires à proximité, prêts à intervenir à tout moment sans avoir besoin d’attendre la décision de l’État central ou du chef d’État-major général des armées. Mais si on doit rester dans la politique de l’État qui gère la sécurité, on prendra encore du temps avant d’arriver à un véritable règne de cette sécurité.
Propos recueillis par Fousseni Togola
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