La crise sociopolitique malienne est assez tendue. Cette crise née des contestations des résultats des dernières législatives a conduit, depuis une semaine, à une désobéissance civile. Une situation ayant occasionné des blessés et des morts. Depuis le mercredi 15 juillet 2020, une délégation de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), conduite par Goodluck Jonathan, est au Mali pour une décrispation du climat sociopolitique. La Coalition pour l’observation citoyenne des élections au Mali (COCEM) a été reçue par cette délégation. Nous avons eu un entretien avec son président, Drissa Traoré. Il nous parle des principaux points de leur échange avec la CEDEAO.
Phileingora : vous avez rencontré la délégation de la CEDEAO au Mali dans le cadre de la résolution de la crise malienne. Dites-nous sur quoi ont porté les échanges.
Drissa Traoré : la COCEM a été reçue par la délégation de la CEDEAO le jeudi 16 juillet 2020. Les échanges ont porté essentiellement sur trois principaux points : le contentieux électoral et la crédibilité des résultats des élections, le remembrement de la cour constitutionnelle suite à l’abrogation du décret de nomination de ses membres et en dernier ressort le sort de l’Assemblée nationale.
Qu’avez-vous proposé pour la désignation des membres de la cour constitutionnelle ?
Nous avons partagé avec la délégation de la CEDEAO nos analyses sur l’arrêt portant proclamation des résultats définitifs des dernières législatives. La COCEM a effectivement signalé qu’elle avait constaté des anomalies et des incohérences dans cet arrêt et qu’à l’époque elle avait demandé à la cour de clarifier à l’opinion l’origine des différences de chiffre qu’elle avait constatées dans l’arrêt et son annexe.
Quant à la question proprement dite du remembrement de la cour, nous n’avons pas un avis tranché. Aujourd’hui, en ce qui concerne la gestion de la crise, d’aucuns mettent un accent particulier sur un règlement via les textes juridiques. D’autres parlent du dépassement des textes pour aller vers un règlement politique.
La COCEM encourage la mise en œuvre de toutes les solutions qu’elles soient politiques ou juridiques. Mais il faut reconnaitre que les textes maliens, notamment la constitution, sont dépassés pour apporter toute la solution à la résolution de la crise.
Nous avons rappelé à la cour la nécessité absolue de réfléchir à la désignation des neuf (9) membres. La COCEM a signalé qu’aujourd’hui, si on se refaire aux textes en vigueur, trois membres de cette cour sont nommés par le président de la République, trois par le président de l’Assemblée nationale et trois par le Conseil supérieur de la magistrature. La question qu’on se pose aujourd’hui est de savoir quel président de l’Assemblée nationale désignera les trois membres. Vu que l’actuel président est contesté, si l’on procède à la désignation des membres via l’article 91 de la constitution, on risquera de se retrouver dans d’autres problèmes. La COCEM a estimé que si on arrive à bien gérer la suite réservée à l’abrogation du décret de nomination, on pourrait avoir une solution à la crise.
Ainsi, nous avons renvoyé la balle dans le camp des acteurs politiques en les invitant à discuter, à échanger pour trouver des solutions politiques. Parce qu’aujourd’hui, les solutions juridiques risquent d’engendrer d’autres problèmes. Aujourd’hui, les questions qui se posent sans pour autant recevoir de réponse absolue sont : faut-il permettre au président actuel de l’Assemblée nationale de désigner les trois membres ? Ou faut-il attendre une dissolution de cette Assemblée avant de procéder à la désignation des membres de la cour ? Toutefois, la COCEM a mis un accent particulier sur la nécessité pour les acteurs politiques de discuter et de trouver à ce niveau des solutions politiques.
Après chaque élection, vous faites des recommandations aux décideurs politiques en charge des élections. Finalement, qu’est-ce que les autorités politiques maliennes font des recommandations de la COCEM ?
La COCEM est une mission d’observation nationale. Généralement, les institutions étatiques ne prennent pas suffisamment en charge nos recommandations. En 2018, lorsque nous avons demandé la publication des résultats bureau de vote par bureau de vote, cela a été pris en compte. Mais pour ces législatives, nos recommandations n’ont pas franchement reçu d’échos. C’est ce qui nous a conduits aujourd’hui à cette situation. Pour ces législatives, nous avions recommandé la publication des résultats bureau de vote par bureau de vote. Cela allait au moins crédibiliser davantage les résultats et contribuer à l’apaisement. Mais je pense que la crise que nous traversons va être une véritable leçon non seulement pour les organes politiques de gestion des élections, mais aussi pour l’organe juridictionnel de gestion des élections. Cette crise est une aubaine, malheureusement, pour crever l’abcès en allant vers des réformes institutionnelles et électorales. C’est pourquoi nous avons fait savoir à la CEDEAO d’éviter d’aller vers des solutions hâtives qui pourraient constituer des solutions aujourd’hui et être des problèmes demain.
Donc, nous pensons qu’au-delà des solutions immédiates, il urge pour tous les acteurs, y compris la communauté internationale, de pousser pour qu’on aille vers des réformes électorales et institutionnelles profondes en vue de prendre en charge un certain nombre de faiblesses constatées lors de l’élection présidentielle et des élections législatives passées. Dans ce cadre, nous avons mis un accent particulier sur l’importance de légaliser la publication des résultats bureau de vote par bureau de vote. Chose qui est aujourd’hui une pratique internationale contribuant à la transparence. Nous avons même aussi demandé à ce qu’il y ait une juridiction intermédiaire qui pourrait connaitre en premier ressort le contentieux électoral.
En l’état actuel des choses, la cour constitutionnelle est le seul juge. Elle connait en premier et dernier ressort le contentieux électoral. C’est pourquoi certains mettent du doute sur sa crédibilité, sur sa transparence. Dans ce contexte, s’il y avait une juridiction intermédiaire, qui pouvait connaitre en premier ressort le contentieux électoral et que la cour allait juste confirmer ou infirmer, cela allait donner plus de crédibilité aux élections.
Dans le cadre des réformes, il faut toucher au mode de désignation des membres de la cour constitutionnelle. Quand on regarde le mode actuel de désignation des membres, c’est comme si c’est le président de la République qui désigne six membres, puisque c’est lui à la fois le président de la République et le président du Conseil supérieur de la magistrature.
Alors, quel mode de désignation proposez-vous ?
Il faudrait aller vers un mode de désignation qui permettra au président de désigner trois membres, au président de l’Assemblée nationale de désigner trois membres et à la société civile de choisir trois membres. Ainsi, on aura plus de transparence, on aura moins d’opacité dans la procédure devant la cour constitutionnelle.
Pensez-vous qu’en l’état actuel des choses, les solutions que vous proposez pourront résoudre la crise que le Mali traverse, sachant bien que le M5 ne demande que la démission du chef de l’État ?
Nous n’allons jamais avoir la stabilité souhaitée tant que les protagonistes ne s’asseyent autour d’une table pour discuter. Quand on parle de solution politique, cela signifie que nos textes sont dépassés pour apporter toutes les solutions à la crise qui prévaut. Pour aller vers ses solutions politiques, ce n’est pas une seule personne qui va décréter. Il convient d’ouvrir un dialogue entre les parties pour convenir de ses solutions politiques. Des solutions politiques unilatérales risquent de nous maintenir dans ce gouffre.
Pour nous, il est impératif que le M5-RFP, le président de la République et les acteurs politiques, comme les partis de la majorité, discutent de ces questions aujourd’hui. Cela pour l’intérêt du Mali. Mais si chacun reste sur sa position, il faut craindre le pire.
Par ailleurs, il faut rappeler qu’au-delà de la proclamation des résultats définitifs des dernières législatives, la COCEM avait attiré l’attention des plus hautes autorités sur la nécessité de diligenter des mesures politiques pour éviter des tensions. Malheureusement à l’époque, on n’a pas pris de précaution. On est allé vite vers la convocation de l’Assemblée nationale. Mais aujourd’hui, nous voilà dans les problèmes que ces précipitations ont engendrés.
L’histoire a donc finalement donné raison à la COCEM ?
Oui, l’histoire a donné raison à la COCEM ainsi qu’à d’autres missions d’observation. C’est pourquoi il faut mettre des garde-fous avant les prochaines élections. Une fois qu’on aura un peu d’accalmies, il faudrait que les acteurs réfléchissent à ces réformes.
Par Fousseni Togola
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