Henri Bergson est un philosophe français né en 1859 à Paris, où il meurt en 1941. Influencé au départ par le positivisme, Henry Bergson effectuera plus tard un revirement pour devenir un critique acerbe de cette doctrine. Philosophe vitaliste, Bergson a beaucoup influencé son époque en raison de sa remise, fin XIXe siècle et première moitié du XXe siècle, des philosophies intellectualistes ainsi que des conceptions « scientistes » de la connaissance. Dans ce morceau extrait de son ouvrage « Les deux sources de la morale et de la religion », Bergson nous livre sa compréhension de la justice.
« La justice a toujours évoqué des idées d’égalité, de proportion, de compensation. Pensare, d’où dérivent “compensation” et “récompense”, a le sens de peser ; la justice était représentée avec une balance. Équité signifie égalité. Règle et règlement, rectitude et régularité, sont des mots qui désignent la ligne droite. Ces références à l’arithmétique et à la géométrie sont caractéristiques de la justice à travers le cours de son histoire. La notion a dû se dessiner déjà avec précision dans les échanges. Si rudimentaire que soit une société, on y pratique le troc ; et l’on ne peut le pratiquer sans s’être demandé si les deux objets échangés sont bien de même valeur, c’est-à-dire échangeables contre un même troisième. Que cette égalité de valeur soit érigée en règle, que la règle s’insère dans les usages du groupe, que le “tout de l’obligation”, comme nous disions, vienne ainsi se poser sur elle : voilà déjà la justice sous sa forme précise, avec son caractère impérieux et les idées d’égalité et de réciprocité qui s’attachent à elle. – Mais elle ne s’appliquera pas seulement aux échanges de choses. Graduellement elle s’étendra à des relations entre personnes, sans toutefois pouvoir, de longtemps, se détacher de toute considération de choses et d’échange. Elle consistera surtout alors à régulariser des impulsions naturelles en y introduisant l’idée d’une réciprocité non moins naturelle, par exemple l’attente d’un dommage équivalent à celui qu’on aura pu causer. Dans les sociétés primitives, les attentats contre les personnes n’intéressent la communauté qu’exceptionnellement, quand l’acte accompli peut lui nuire à elle-même en attirant sur elle la colère des dieux. La personne lésée, ou sa famille, n’a donc alors qu’à suivre son instinct, à réagir selon la nature, à se venger ; et les représailles pourraient être hors de proportion avec l’offense si cet échange de mauvais procédés n’apparaissait pas comme vaguement soumis à la règle générale des échanges. Il est vrai que la querelle risquerait de s’éterniser, la “vendetta” se poursuivrait sans fin entre les deux familles, si l’une d’elles ne se décidait à accepter un dédommagement pécuniaire : alors se dégagera nettement l’idée de compensation, déjà impliquée dans celles d’échange et de réciprocité. – Que la société se charge maintenant de sévir elle-même, de réprimer les actes de
violence quels qu’ils soient, on dira que c’est elle qui exerce la justice, si l’on appelait déjà de ce nom la règle à laquelle se référaient, pour mettre fin à leurs différends, les individus ou les familles. Elle mesurera d’ailleurs la peine à la gravité de l’offense, puisque, sans cela, on n’aurait aucun intérêt à s’arrêter quand on commence à mal faire ; on ne courrait pas plus de risque à aller jusqu’au bout. Oeil pour œil, dent pour dent, le dommage subi devra toujours être égal au dommage causé. – Mais un œil vaut-il toujours un œil, une dent toujours une dent ? Il faut tenir compte de la qualité comme de la quantité : la loi du talion ne s’appliquera qu’à l’intérieur d’une classe ; le même dommage subi, la même offense reçue, appellera une compensation plus forte ou réclamera une peine plus grave si la victime appartenait à une classe plus haute ».
Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, PUF, Paris, 1932, pp.37-38
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